Un siècle d’histoire transsaharienne

Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis, mais il y en a assurément en littérature : l’écrivain tchadien Nétonon Noël Ndjékéry le démontre en relevant dans son dernier roman un double défi, à la fois poétique et historiographique. Sans négliger jamais les beautés de la plume, il retrace en effet, par le biais de la fiction, un siècle d’histoire transsaharienne, dans une région dont l’importance stratégique n’a pas varié, de la période coloniale à nos jours. La fresque historique se conjugue ici avec l’invention d’une nouvelle Utopie : comme celle de Thomas More, c’est une île, mais elle est cette fois africaine et mobile, ballotée dans les grandes eaux du lac Tchad.


Nétonon Noël Ndjékéry, Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis. Hélice Hélas, coll. « Mycélium mi-raisin », 376 p., 22 €


Véritable clé de voûte géopolitique de l’espace subsaharien, la région du Tchad n’a cessé de susciter les convoitises des conquérants : nul ne l’exprima plus clairement que le général Charles Mangin, à qui on prête l’adage « qui tient le Tchad, tient l’Afrique ». Dans le domaine littéraire, le pays fait pourtant plutôt figure de parent pauvre : en dépit de la consécration de Nimrod, entré dans la prestigieuse collection « Poésie » des éditions Gallimard en 2017 (J’aurais un royaume en bois flottés), les lettres tchadiennes semblent moins attirer l’attention des critiques et des lecteurs que leurs contemporaines congolaises, ivoiriennes ou sénégalaises. La production romanesque de Nétonon Noël Ndjékéry, lauréat du Grand Prix littéraire national du Tchad en 2017 pour l’ensemble de son œuvre, mérite cependant qu’on s’y arrête.

Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis, de Nétonon Noël Ndjékéry

Nétonon Noël Ndjékéry © Joao Cardoso

Présenté dans le magnifique écrin que lui offre l’éditeur suisse Hélice Hélas, son dernier roman, Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis, se distingue à la fois par la beauté de sa langue, précise et poétique, et par sa largeur de vue historique, confirmée, s’il en était besoin, par la « chronologie comparative » reproduite en fin de volume. En vertu de cette ambition historienne, le roman d’un personnage unique – celui du jeune Zeïtoun, vendu comme esclave aux caravaniers arabes à « la fin du XIXe siècle de l’ère chrétienne » – se mue peu en peu en une fresque générationnelle plus que centenaire, dont la conclusion se situe dans les premières décennies du XXIe siècle.

Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis pourrait à ce titre être placé dans la filiation de plusieurs grands romans francophones qui, au cours des dernières décennies, ont peint la destinée au long cours du continent : comme le Guinéen Tierno Monénembo dans Peuls (2004), Nétonon Noël Ndjékéry évoque les anciens royaumes africains (le Baguirmi, le Bornou, le Kanem et le Ouaddaï), leur mode de fonctionnement et leur déchéance à l’heure coloniale ; comme le Malien Yambo Ouologuem dans Le devoir de violence (1968), il démontre éloquemment la pérennité d’immuables logiques de domination et d’oppression, qui se maintiennent en dépit des révolutions politiques et des changements de régime. À l’instar de Ouologuem, l’auteur tchadien rappelle aussi l’existence d’une traite transsaharienne, dont la cruauté n’avait rien à envier à celle des bateaux négriers, et dont les recettes contribuaient à la prospérité de royaumes africains présentés comme des « États prédateurs », prêts à brader leurs propres sujets taxés d’impiété.

Contrairement au romancier malien, qui constatait le triomphe de la cynique dynastie des Saïfs, foulant aux pieds une « négraille » sans défense, Nétonon Noël Ndjékéry laisse pourtant poindre une lueur d’espoir : miraculeusement échappés à leurs tortionnaires, trois esclaves – le jeune Zeïtoun, l’eunuque Tomasta Mansour et la belle Yéménite Yasmina – prennent pied sur une île flottante du lac Tchad (ou « kirta »), où ils entreprennent de fonder un royaume isolé, défendu contre toute incursion hostile par une superstition tenace qui fait de la jeune femme blanche une redoutable divinité aquatique (la « dénékandji », aussi connue sous le nom de « mamiwata »). Recueillant les victimes de la traite (puis celles de la colonisation et des régimes postcoloniaux autoritaires qui lui succèdent), l’île donne tout son sens à l’éponyme paradis : enclave pacifique, elle échappe, par son mouvement incessant, à toute forme d’autorité étatique, tout en forçant ses pacifiques habitants – immanquablement victimes, lors de leur premier séjour, d’un étrange mal de mer – à une forme d’habitation respectueuse de son environnement. En cela, le roman apparaît comme une illustration pertinente de ces « écopoétiques africaines » que définit Xavier Garnier, à la croisée de l’expérience décoloniale et de l’occupation des lieux (Écopoétiques africaines. Une expérience décoloniale des lieux, Karthala, 2022).

Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis, de Nétonon Noël Ndjékéry

Vue du Lac Tchad (photographie prise par la mission spatiale Apollo 7, en 1968) © NASA/Domaine public

Nouvelle arche de Noé, la kirta affronte les déluges de l’histoire, dont les échos lointains lui parviennent épisodiquement : elle constitue ainsi un poste d’observation idéal pour constater la répétition des logiques d’oppression, de l’époque précoloniale à la période postcoloniale. L’exemple le plus significatif est ici marqué à même la peau des personnages : se souvenant que le seigneur de guerre Rabah (1842-1900) aurait exigé la scarification de son sceau, « une incise formée de deux petits segments, parallèles et horizontaux, reliés par un trait oblique », sur les joues de tous les nouveau-nés mâles de son empire, des dignitaires locaux soucieux de se concilier les bonnes grâces du dictateur Hissein Habré (1942-2021) restaurent la tradition ancienne en marquant d’un « H » au fer rouge les visages des enfants.

Au-delà de cette réflexion sur le caractère cyclique de l’histoire, la fiction rappelle implicitement le rôle du Tchad – et singulièrement du lac Tchad – comme nœud stratégique de la géopolitique africaine : témoins de la colonisation, puis de l’accession à l’indépendance du pays et des coups d’État qui s’y succèdent, les habitants de l’île se trouvent pris en otage entre les nouveaux États africains (Niger, Nigeria, Tchad, Cameroun), qui entendent tous y planter leur drapeau, et contribuent parallèlement à l’assèchement de la région, chacun profitant de l’insécurité ambiante « pour détourner en amont tout ou partie des affluents qui traversaient son territoire ». Nétonon Noël Ndjékéry renouvelle ainsi des récits dont on peut faire remonter la généalogie jusqu’au dernier roman de Jules Verne, L’invasion de la mer : l’auteur de Cinq semaines en ballon imaginait en effet le projet d’une mer saharienne, artificielle cette fois, dont l’ambitieuse réalisation se heurtait à la résistance des touaregs musulmans, finalement noyés sous les flots. Ici, le lac Tchad apparaît au contraire comme une mer intérieure et naturelle, où tous les persécutés trouvent refuge.

L’arrivée des moudjahidines de Boko Haram, qui prétendent à leur tour faire flotter pavillon sur le territoire de l’île, marque cependant un tournant tragique : coupables d’avoir toujours favorisé l’instruction des jeunes gens des deux sexes et d’avoir longtemps exploité, pour leur défense, des croyances païennes, les habitants sont cruellement punis, massacrés ou, pour les plus jeunes, réduits en esclavage. Ainsi la boucle paraît-elle sinistrement bouclée : plus d’un siècle après leur évasion, les fugitifs – ou au moins leurs descendants – ont été rattrapés et sentent de nouveau peser sur leurs épaules le fardeau de la sheba qui les attache par le cou à leurs compagnons d’infortune. Quant à l’île, secouée par un tremblement de terre, elle a cessé de bouger et se trouve finalement rattachée au territoire du Tchad, sans que la possibilité d’une co-administration internationale, défendue par certains des insulaires qui se proposaient de faire de l’ancienne kirta une « pépinière d’intégration susceptible d’inspirer l’unification de toute l’Afrique », soit réellement prise en compte. Il n’est pas jusqu’au paradis du titre qui ne se trouve éclaboussé de sang : dans cette nouvelle donne contemporaine, il ne désigne plus l’île des réfugiés mais le septième ciel promis aux martyrs fanatisés de Boko Haram, en particulier aux jeunes esclaves formés pour devenir des bombes humaines.

Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis, de Nétonon Noël Ndjékéry

Faut-il en déduire que le temps des utopies – si ponctuelles soient-elles – est définitivement révolu ? Que l’histoire, si elle se répète, tourne plus au drame qu’à la farce, à rebours de ce que prétendait Marx ? En évoquant les exactions de Boko Haram et notamment les attentats commis à Baga Sola le 11 octobre 2015 – un mois avant que des pratiques et des convictions similaires ne provoquent à Paris le drame du Bataclan –, Nétonon Noël Ndjékéry se range bien parmi les écrivains qui, selon les termes d’Elara Bertho, Catherine Brun et Xavier Garnier, mettent la « littérature au défi » de Figurer le terroriste (Karthala, 2021). L’auteur tchadien, en l’occurrence, ne se contente pas de le décrire, d’exposer son embrigadement et de s’immiscer dans sa conscience au moment du geste fatidique de la détonation : plus encore, c’est au terroriste qu’il s’adresse directement dans les dernières pages, et même à l’orée du roman – quoique l’identité du destinataire du récit soit alors inconnue du lecteur.

Ce faisant, l’écrivain se range là encore dans une importante filiation littéraire francophone : comme l’a souligné Anthony Mangeon (dans Penser le roman francophone contemporain, 2020, sous la direction de Florian Alix, Lise Gauvin et Romuald Fonkoua), nombreux sont en effet les auteurs africains et antillais (Henri Lopes, Tierno Monénembo, Patrick Chamoiseau, Lyonel Trouillot…) à avoir opté pour la forme du « récit adressé ». Dans le cas d’Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis, cette originalité narrative n’a cependant pas que des vertus esthétiques : en nouant un dialogue, fût-il d’outre-tombe, avec un insulaire devenu terroriste, elle ouvre la voie ténue d’une réconciliation, rendue possible par la mémoire historique et par la puissance du récit.

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