Lettre ouverte aux tisseurs de mémoire

Né en 1951, Jacques Josse est de ceux qui se battent pour que vive l’art qu’ils pratiquent. Depuis 1979,  il a animé la revue Foldaan, les éditions Wigwan,  puis la collection Piqué d’étoiles aux éditions Apogée, tout en publiant quarante-cinq livres chez divers éditeurs (Le Castor Astral, Cadex, Quidam, La Contre Allée…). D’abord influencé par la Beat Generation, il a réussi ce pari difficile qui consiste à tenir d’une seule main, dans une grande variété de formes, son intérêt pour le monde des humbles et ses exigences d’écriture. Parmi ses livres disponibles au Marché de la Poésie : Hameau mort (Jacques Brémond, stand 508/512) ; Comptoir des ombres (Les Hauts fonds – 423) , Trop épris de solitude (Le Realgar – 614).


Si je ne peux définir la poésie, je parviens néanmoins à sentir aisément sa présence, ses mouvements d’approche, ses coups de coude, sa façon de procéder et de s’asseoir à ma table. Cela est lié, la plupart du temps, à un lieu, une scène, une sensation, une émotion qui se sont un jour imprimés dans ma mémoire et qui se réactivent sans crier gare. Dès lors, c’est elle, la mémoire, boîte noire emplie à ras-bord, qui prend les rênes et m’embarque sur des chemins plus ou moins tortueux. C’est elle qui déclenche le poème, me pousse à trouver les mots, les signes, le rythme, la tonalité adéquate pour parvenir à restituer au mieux ce qu’elle a enregistré en une  seconde et qu’elle gardait depuis un bon bout de temps. Elle est comme ce vieux bois qui travaille dans les maisons endormies et que l’on entend craquer la nuit. Mais elle a en elle quantité d’autres matériaux, à commencer par des fragments de mémoire collective, glanés çà et là, histoires ou faits saillants, dont certains se transmettent de génération en génération, avec lesquels il faut composer.

« On n’écrit jamais de nulle part, on emporte toujours avec soi un cortège de fantômes », dit très justement Cécile A. Holdban en préface à son livre Premières à éclairer la nuit (Arléa).

Nous avons tous nos fantômes. Les miens, plutôt bienveillants, errent dans les champs, dans les sentiers, au hasard des lieux-dits ou sur les berges humides de la rivière de mon village d’enfance. Ils réapparaissent dans mes pensées des années après leur départ et me demandent de leur consacrer un peu de temps. À chaque fois, je choisis de convertir ces moments particuliers en poèmes. C’est comme si quelques habitants de l’outre-monde me murmuraient tout à coup à l’oreille. Écrivant ceci, je songe instantanément au Portrait du père en travers du temps de James Sacré (La Dragonne), ce père qui rend ponctuellement visite à son fils en faisant entrer dans le présent des épisodes de sa vie passée.

Jacques Josse
Jacques Josse © Alain Le Saux

Nos disparus ne sont jamais loin. Ils offrent de précieux fils à tisser à ceux, à celles qui savent repérer leur présence, ou plus encore la susciter, à l’image de Paul Celan dans Pavot et Mémoire (Christian Bourgois) ou de Charles Resnikoff avec Holocauste (Unes). Ces poètes tisseurs de mémoire, nombreux, de diverses nationalités, travaillant sur un canevas original, grave ou apaisé, inventant la forme qui leur convient, n’interrogeant pas seulement leur propre mémoire ou celles de leurs proches mais aussi celle de la langue, des paysages, de l’eau, du vent, de l’Histoire, ces poètes m’accompagnent depuis longtemps.

Certains s’échappent de ma bibliothèque, surgissent et me préparent au poème quand je vais puiser aux sources et aux racines du village que j’arpente sans relâche. Ils sont là quand je m’arrête devant la tombe du grand-père capitaine (qui me reparle des Dardanelles en 1914-1918) et devant celle du grand-père cafetier (dont nombre des anciens clients sont devenus ses voisins de chambrée). Ils sont fidèles au poste, assujettis à nulle école, nulle chapelle, me rappelant, ainsi qu’à tous ceux qui les fréquentent, que l’on vient de loin, de bien avant notre naissance et qu’il serait bon de ne pas l’oublier. Lire, relire ces passeurs qui éclairent quelques-uns des angles morts du quotidien peut nous y aider.