Spectres de Napoléon

Le 20 mars 1815, Napoléon arrivait aux Tuileries après son retour triomphant de l’île d’Elbe – le fameux « Vol de l’Aigle » qui l’avait ramené en trois semaines de Fréjus à Paris, suscitant l’enthousiasme du peuple et le ralliement des soldats sinon de toutes les élites. Ce renversement paraissait extraordinaire après la catastrophe survenue un an plus tôt. Pourtant, il avait été espéré, mais aussi attendu et prophétisé dans de nombreuses régions de France : le printemps, disait-on, ramènerait Bonaparte avec les violettes. La défaite de Waterloo, la seconde abdication et la seconde restauration ne suffirent pas à décourager les espérances après les Cent Jours : le miracle s’étant produit une fois, pourquoi ne se répéterait-il pas ? Le fait est que, pendant trois ans au moins, le pays ne cessa de bruire de rumeurs annonçant le retour de l’Empereur : expression d’une forte insatisfaction à l’égard du régime imposé par les alliés, qui les réprima d’autant plus durement qu’il se sentait moins enraciné. C’est ce Bruit public que restitue aujourd’hui l’historien François Ploux.

François Ploux | Bruit public. Rumeurs et charisme napoléonien (1814-1823). Champ Vallon, 272 p., 16 €

Ce phénomène peu connu est attesté par des milliers de documents d’archives, tirés de la correspondance préfectorale notamment, qui forment la matière essentielle de cet ouvrage. C’est que des nuées d’espions et de mouchards sont chargés de rapporter ce qu’ils entendent, dans la rue, au cabaret, au marché, dans les salons même ; tout cela est rapporté à la police qui informe le préfet, lequel fait ensuite son rapport au ministre. Le nouveau régime se sert de la belle machine de l’administration napoléonienne pour surveiller et punir, et produit ce faisant des archives immenses, encore peu exploitées, dont François Ploux exhume toute une série d’échantillons.

Bruit public de François plouf couverture

En 1814, on ne prend pas d’abord les « bruits » trop au sérieux, on ne veut y entendre que des « fables absurdes », des « chimères » qu’un public imbécile et privé d’informations fiables « répand », « colporte », « répète ». Rien là d’organisé ni de terrifiant, ce n’était pas une « panique » comparable à la Grande Peur de 1789, mais l’effet de l’incertitude, du désarroi, d’une perte de repères soudaine après quinze ans d’ordre et de stabilité. Les foyers de la rumeur sont d’ailleurs dispersés, sans autre relation entre eux que, parfois, le trajet des voituriers, des colporteurs ou des soldats retournant à la maison. La rumeur est cependant l’un des symptômes d’un mécontentement bien réel, tout comme les caricatures, le « déluge de pamphlets », les chansons, les feuilles de journaux qui prolifèrent. Le roi n’est plus sacré, le peuple a oublié l’obéissance invétérée – « il exige que l’on compose avec lui, et qu’on lui demande en quelque sorte la permission de le gouverner », note un commissaire du roi. Tout cela se cristallise en rejet du régime bourbonien et en adhésion enthousiaste à l’Empereur lorsqu’il revient en mars 1815.

De quoi justifier après les Cent Jours que les ultras puissent crier au complot : on veut que les rumeurs aient été savamment forgées et diffusées pour préparer le retour de Bonaparte. Les royalistes en doutent d’autant moins qu’ils ont agi ainsi contre l’empire rétabli en 1815, comme avant eux les chevaliers de la Foi en 1811-1813. Il s’agit donc à présent de réprimer pour se prémunir. Or, les bruits annonçant un nouveau retour prolifèrent pendant les premières années, à la mesure du mécontentement des paysans et des ouvriers de nombreuses régions. Il faut y ajouter l’inquiétude de certains paysans quant à la propriété des biens nationaux : des proclamations imprudentes, venues du camp des ultras, annoncent régulièrement la remise en cause des ventes en dépit des engagements de la Charte, on rapporte ici ou là des intimidations, des violences, des pressions exercées par les curés, des rétrocessions forcées à vil prix.

Napoléon, Ploux
Un homme devant la mer © Jean-Luc Bertini

Trois lois sont votées à l’automne 1815 par la majorité ultra de la nouvelle chambre pour instaurer ce qu’on appellera la Terreur blanche légale – après la vague des règlements de comptes ayant suivi le retour du roi. La loi de sûreté générale permet au préfet d’interner n’importe qui sur une simple présomption. Une autre loi punit les cris séditieux et fait de la diffusion de fausses nouvelles un délit passible de cinq ans d’emprisonnement. La loi sur les cours prévôtales institue dans chaque département des tribunaux statuant dans les 24 heures et sans appel. L’arsenal était donc en place et plusieurs milliers de personnes en firent les frais dès la première année – de façon inégale selon le zèle des délateurs et l’ardeur des préfets. Sans arrêter pourtant le phénomène. Certains préfets imaginent alors des réponses plus subtiles : démentir telle ou telle rumeur par voie d’affiche – au risque de lui donner corps ipso facto – , voire lancer une contre-rumeur en infiltrant des auxiliaires dans certains lieux. Certains iront jusqu’à la provocation délibérée : trois ouvriers parisiens le paient de leur vie en 1816, condamnés pour un complot forgé de toutes pièces par la police. A Lyon, en 1817, la rumeur d’un retour de Napoléon est répandue par les agents du préfet Chabrol et du général Canuel parmi les paysans ; à la suite de l’effervescence qui en résulte, onze « insurgés » sont exécutés. L’affaire choqua les royalistes les moins déraisonnables.

Il s’agissait pour les ultras d’extirper tout reste d’espoir par la terreur. Mais que répondre à certains contes fabuleux ? Napoléon, répandait-on en divers lieux, reviendrait bientôt avec 100 000 Turcs, ou à la tête de l’armée autrichienne mise à sa disposition par le père de Marie-Louise. Idées si absurdes qu’on pourrait les croire insignifiantes. Elles sont pourtant significatives : ce sont les frustrations exacerbées qui nourrissent l’espoir d’un retour miraculeux de l’Empereur, dernier recours pour ceux qui désespèrent – d’autant plus que l’interdiction de mentionner son nom lui confère une aura quasi messianique. La rumeur est un cri de rage, un défi lancé au pouvoir détesté. La répression méthodique n’atteint pas vraiment son but : on se garde davantage, on trouve refuge dans la clandestinité. Des livres, des images circulent sous le manteau. Le pouvoir peut bien organiser des autodafés de livres, d’objets, d’emblèmes, faire brûler un aiglon vivant. On ne brûle pas une rumeur.

Les années 1816 et 1817 offrent un terreau d’autant plus favorable que la disette et le chômage sévissent. Le gouvernement du duc de Richelieu refuse d’intervenir, choisit le laisser-faire, et le prix du blé s’envole. Les émeutes des affamés qui essaient d’empêcher les exportations de grains sont durement réprimées. On parle à nouveau de pacte de famine. Et l’on conjure plus que jamais la figure tutélaire de l’Empereur, qui avait institué un maximum en 1812. Napoléon devient le père nourricier, le Meunier, son retour va ramener le pain à trois sols et l’abondance.

Spectre de Napoléon, rumeurs, Ploux
Eugene de Blaas, Discussion entre amis © CC0

Les fausses nouvelles prospèrent d’autant mieux que l’information fait défaut, les journaux de Paris ne tirant qu’à quelques milliers d’exemplaires. On peut certes les lire au café, en louer ici ou là, et leur contenu circule de bouche à oreille. Mais ils arrivent avec retard, se trompent parfois – et taisent certains faits. Ils ne disent mot, évidemment, des anecdotes scandaleuses concernant le duc de Berry, son inconduite envers les femmes, sa grossièreté à l’égard de certains officiers, qui sont pourtant largement diffusées dans le pays, sorties sans doute de salons parisiens. L’existence de deux élites concurrentes, celle issue de la Révolution et de l’Empire, et celle revenue d’exil qui prétend s’emparer des places, entretient des fuites de ce genre, voire des alarmes délibérées lancées par l’une ou l’autre des coteries. L’auteur souligne du reste le rôle des correspondances privées dans la transmission des nouvelles, vraies ou fausses. Des personnes arrêtées en province pour avoir transmis à d’autres une information désagréable au pouvoir n’ont fait, assurent-elles, que répéter le contenu de la lettre d’un fils, d’une mère ou d’une sœur, qui l’avait entendu dire à Paris ou ailleurs. On ne peut écarter entièrement, néanmoins, l’hypothèse de manipulations délibérées, de fausses nouvelles propagées à dessein – telle cette proclamation de Napoléon depuis Belgrade, qui circula un peu partout à l’automne 1815.        

Tout finira pourtant par s’apaiser, à mesure que les années passeront et que le régime s’installera. Il y aura encore des répliques, comme en 1823, lors de l’intervention militaire de la France en Espagne pour restaurer le pouvoir absolu de Ferdinand VII. Napoléon aurait pris la tête des libéraux ! Le mythe de sa survie persistera encore longtemps ici ou là : on n’y croit sans doute pas vraiment, mais c’est encore et toujours un moyen de narguer le gouvernement.

Le spectre de napoléon de Ploux par Jean Luc Bertini
© Jean-Luc Bertini

Ce livre confirme ce que l’on savait sur la construction de la légende napoléonienne, en particulier dans le peuple (et l’auteur rend hommage plusieurs fois au livre pionnier de Bernard Ménager, Les Napoléon du peuple, Aubier, 1988). Mais, grâce aux archives qu’il a dépouillées minutieusement, François Ploux apporte de nombreuses nuances et précisions ignorées jusque-là, des exemples tirés de régions diverses. L’ouvrage se lit donc avec plaisir. On regrettera peut-être, mais c’est le revers de son mérite, son caractère un peu impressionniste, des redites dues à une construction parfois incertaine. Et aussi l’absence d’une bibliographie d’ensemble, même si les références fournies en note sont très substantielles, ainsi que l’absence d’un index – dues à des contraintes éditoriales sans doute. On appréciera en revanche le miroir à plusieurs faces que tend l’auteur à son sujet, les différents angles de réflexion, les mises en perspective. Et la promenade guidée dans cette France à la mentalité encore archaïque mais fortement politisée depuis la Révolution fait même surgir parfois quelques échos que l’on croirait tirés de notre présent.