Le 15 août était la Saint-Napoléon du Second Empire. Sous le régime du sabre et du goupillon de « Napoléon le Petit », on remettait des médailles dites de Sainte-Hélène aux vieux grognards survivants des guerres de Napoléon Ier. Ainsi réenchantait-on la légende du personnage et le régime de son neveu. Aujourd’hui se dissout à bas bruit le bicentenaire de la mort du héros dont l’héritage fut toujours contesté, disputé, réévalué. L’intitulé de la magistrale exposition de la Halle de La Villette, « Napoléon n’est plus », dit parfaitement qu’est révolu le temps où il régnait sur l’imaginaire national et nos disputes politiques, ce qui n’ôte rien à la qualité des présentes productions qui feront référence.
Napoléon n’est plus. Gallimard-Musée de l’Armée, 296 p., 35 €
François Lagrange et Thierry Lentz (dir.), « Le plus puissant souffle de vie ». La mort de Napoléon (1821-2021). CNRS Éditions, 302 p., 25 €
Édouard Bignon, L’histoire de France de Napoléon. Anthologie réalisée, introduite et annotée par Camille Duclert. Passés/Composés, 394 p., 26 €
Philippe Forest, Napoléon. La fin et le commencement. Gallimard, coll. « Des hommes qui ont fait la France », 162 p., 16 €
L’abondance des titres rend tout choix de présentation assez arbitraire tandis que les synthèses à fonction pédagogique ne font pas autant recette que jadis. Il va sans dire que le très riche catalogue Napoléon n’est plus, fort de trois cents remerciements à des personnes privées ou institutionnelles, est exceptionnel. Sa richesse iconographique intéressera chaque lecteur. La trentaine d’intervenants, les meilleurs noms attendus comme les plus inconnus, ont tous donné de leur singularité d’auteur pour enrichir la fresque de leurs recherches propres. Cette impossible fin de partie portée par deux siècles d’image propagée et de choix architecturaux permet de récapituler le narratif napoléonien. D’entrée de jeu, Luigi Mascilli Migliorini, connu pour son propre Napoléon (Perrin, 2004), réfléchit avec prudence sur ce que la psychanalyse pourrait apporter au cas Napoléon et Jacques-Olivier Boudon pose moins la mort de l’homme en termes de for intérieur que par ce que l’on doit à une position et à l’approche du siècle par l’institutionnalisation des religions. En complément, le livre de François Lagrange et Thierry Lentz (qui préside la Fondation Napoléon) montre combien la simple mort du héros n’est pas réductible à sa disparition. Ils ont su organiser en mosaïque des aspects séduisants, des Enfers qui furent promis à l’Ogre dans la meilleure tradition de la caricature anglaise mais aussi par des déçus de l’Empire (Aurélien Lignereux) au rite des visites au tombeau des Invalides qui rend concret ce flux qu’on ne peut résumer aux pages de Barrès dans Les déracinés.
Notre époque ne veut pas de héros consacré car le libéralisme intellectuel renvoie chacun à sa propre élection, mais, comme le dit Jean Tulard, qui géra longtemps en Sorbonne le flot des impétrants en études napoléoniennes, tout peut arriver avec Napoléon : à preuve déjà les aléas du bicentenaire de la naissance du héros, en 1969, moment peu marqué par la ferveur bonapartiste. Néanmoins, la question de l’Europe napoléonienne avait alors été portée au programme de l’agrégation.
La publication de L’histoire de France de Napoléon par Édouard Bignon (1771-1841) est un exercice de haute voltige car il a fallu garder la substantifique moelle des neuf volumes qui tendent à rendre compte du parcours d’un de ces diplomates et chargés de mission qui réorganisaient l’Europe au fil des batailles et des alliances renouées, dénoués et rompues. Cette histoire, en principe écrite à l’invitation de Napoléon lui-même, fut publiée entre 1830 et 1850 par un homme qui avait parcouru l’Europe continentale de Milan et Berlin à Cassel, Vienne ou Varsovie. L’écheveau d’interprétation des ordres supérieurs par les uns et les autres, le truchement des relais humains forts de leurs tropismes, des préjugés et de leurs convictions au fil des mandats des uns et des autres ne relève pas que du souvenir personnel. L’auteur cite ses sources, vérifie les actes, lit les publications qui ne cessent d’alimenter les polémiques ou les justifications de chaque acteur. Filtrés par son éditrice, Camille Duclert, qui en est la spécialiste, ces textes nous montrent à quel point la politique de guerre continentale restait tributaire de la rivalité des mers et de la lutte contre l’hégémonie anglaise, ce en quoi elle s’inscrit dans la continuité de la Révolution française. L’autre apport de Bignon est de ne pas sous-estimer la question ottomane qui engendre structurellement la contradiction avec la Russie. Par ailleurs, il montre combien le régime ne tenait que par sa logique de guerre toujours reconduite.
Quant au littéraire éperdu d’histoire Philippe Forest, il dit juste et hors chronologie dans son Napoléon. La fin et le commencement combien il est difficile de penser le passé au présent et pour le présent. Il s’empare avec gourmandise du déjà-dit des meilleurs auteurs pour nourrir sa propre méditation d’essayiste informé, honnête et concis. Ce brillant retour sur ce qu’est l’histoire, récit et mémoire, bilans et utopies, joue sur le déclin de la matière histoire Napoléon et la redit tout autrement que 1969 s’en emparait. On avait alors vu, en marge de bilans sérieux et de biographies classiques, une floraison d’écritures de la dérision qui sanctuarisaient autrement l’homme et le récit. Pour comprendre cet écart, on doit alors relire Joseph Delteil (Il était une fois Napoléon) qui passait allègrement des Pyramides à Moscou pour flirter avec le rêve oriental, quand le futur académicien José Cabanis (Le sacre de napoléon, 1970), s’inquiétait de légitimité et de ce qui fait l’aura du pouvoir. La « Série noire » elle-même s’en mêlait avec Henri Viard (La bande à Bonape, 1969, et Ça roule pour Bonape, 1984) qui en fit une affaire d’import-export aux Halles de Paris, œuvre potache autant qu’informée pour temps de déférence en goguette, mais sur références sues et partagées.
Il reste que la réalité historique de 1821 était loin de l’image du vallon du Géranium à Sainte-Hélène avec la silhouette de l’Empereur perdue dans les saules pleureurs. Sans plus de dévotion que d’anathèmes, on assistait aux premiers pronunciamientos du siècle. Après Riego en Espagne, celui du général Pepe à Naples entraîna des soulèvements italiens qui parcoururent timidement toute la péninsule italienne ; en outre les Grecs se soulevaient pour leur indépendance. Ces horizons sont ceux du libéralisme national qui forgea le XIXe siècle sans mélancolie ni dolorisme. Quelques rescapés continuaient le combat en mêlant aux jeunes leaders des noms qui prolongeaient l’épopée militaire antérieure jusqu’à ce que le congrès de Laybach (Ljubljana aujourd’hui) redonne la main aux forces de la réaction sous l’égide de l’Autriche et de son ministre des Affaires étrangères, Metternich, l’organisateur et le penseur de ce conservatisme-là : le maintien en l’état de l’Europe issue du congrès de Vienne de 1815. À ce titre, Napoléon reste bien un révélateur de la narration du pays à lui-même, voire de l’Europe à elle-même, et l’oubli de 2021, dans l’enthousiasme des images et de la connaissance des mœurs funéraires, est tout simplement ce qui fut simultanément, pas nécessairement ailleurs, mais « en même temps », lutte, espoir et action.