Comment on a écrit l’histoire depuis soixante ans

Le livre de Jacques Revel et Sabina Loriga constitue moins une synthèse sur le « tournant linguistique » que le futur manuel de qui entend se repérer dans les liaisons et ramifications qui ont gouverné la mutation épistémologique de l’histoire au cours des cinquante dernières années. La volonté de la discipline de s’en rapporter aux faits et aux choses, à ce qui s’est réellement passé, selon l’adage tiré de Ranke et structurant toute la philologie, avait été attaquée – ce qui est de bonne guerre – comme présentant une image réductrice, surtout celle d’un marxisme positiviste. On passa d’une histoire d’abord sociale à la constellation des « cultural studies », au gré d’un moment épistémologique de « gloire de la théorie » qui en constitua aussi les fourches caudines.


Jacques Revel et Sabina Loriga, Une histoire inquiète, les historiens et le tournant linguistique. EHESS-Gallimard-Seuil, coll. « Hautes Études », 392 p., 25 €


L’histoire est bien un art et un besoin de société, dont les recettes multiples et tous les courants se sont revitalisés au fil d’aventures entre les États-Unis et Paris que racontent Jacques Revel et Sabina Loriga. La construction du livre – « les propositions », puis « le débat des historiens » – noie parfois une chronologie qui n’a rien de linéaire, car les conflits se focalisent nécessairement autour de chaires, donc de lieux, aux États-Unis, de positions, de publications, et même de simples articles signés d’impétrants ardents ou de figures reconnues. Des besoins de clarification ont sans doute permis cette présentation tournoyante.

Une histoire inquiète, de Jacques Revel et Sabina Loriga

« Disappearing History » © CC0/Alan Levine/Flickr

Peut-être doit-on simplifier en considérant comme des moments majeurs 1966, 1984 puis les années 2000, pour situer un palimpseste, commandé par la succession des auditoires et des générations intellectuelles. La sortie du structuralisme correspondrait au congrès mémorable d’octobre 1966, à l’université Johns-Hopkins de Baltimore : Derrida y parle le dernier jour. Foucault, en tête des citations d’Une histoire inquiète, a fait paraître Les mots et les choses (1966), l’ouvrage qui, avec L’ordre du discours (1971), a aidé à disputer de la possibilité de dire vrai, au besoin avec des mots faux. Rien n’est trop dit, sauf au détour de retours à l’école de Cambridge, de la critique de l’enfermement dans le discours s’étoffant de belles polémiques, Quentin Skinner (et John Pollock) déblayant le terrain et reconstruisant l’historicité au sein du travail du texte.

L’accueil fait au premier volume de L’invention du quotidien de Michel de Certeau, Arts de faire, paru en 1984 aux États-Unis et vendu à 30 000 exemplaires, ne fut pas qu’une surprise : il signifie bien une nouvelle attente. 1984 est aussi la date de publication du Grand massacre des chats de Robert Darnton, qui tenait séminaire avec Clifford Geertz à Princeton – ce qui donna lieu à des échanges et approfondissements interprétatifs, que permettait le recours à l’anthropologie.

Le « tournant linguistique », aux grandes heures de la théorie qui est au cœur du livre, a été dynamisant plus qu’inquiétant, car il a d’abord été reçu comme un puissant élément émancipateur, annoncé comme capable de sortir la vie intellectuelle de ses ghettos divers. Il a pu susciter l’inquiétude quand, au plus fort de la polémique, la vieille discipline a été accolée à la « fin de la modernité ».

Une histoire inquiète, de Jacques Revel et Sabina Loriga

Les auteurs les plus cités, hormis Foucault, référence obligée du fait des différentes périodes de son travail, sont Jacques Derrida et Hayden White. La réception française de ce dernier a été en apparence tardive, ses traductions rares, mais sa diffusion américaine a été très importante à partir de Metahistory. The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe (The Johns-Hopkins University Press, 1973). Viennent ensuite Roland Barthes et Richard Rorty, Paul Ricœur, E. P. Thompson en situation intermédiaire ; suit le quarteron Fredric Jameson, Jean-François Lyotard, Claude Lévi-Strauss, Clifford Geertz avec Dominick LaCapra. On voit alors comment les philosophes et les anthropologues ont nourri « l’ogre historien », selon la formule de Jacques Le Goff, dans l’alternance de réflexions épistémologiques fondamentales et de retours vers des pondérations nécessaires et utiles, mais pas si neuves que leurs nouveaux atours ne le laisseraient imaginer.

Outre Heidegger, Lynn Hunt, Joan Scott, Thomas Kuhn, Peter Novick et, tels des discutants, Habermas et William Sowell, théoriciens et dames de la pratique mêlé.e.s constituent ensuite un catalogue qui n’est pas un palmarès mais un indice des points de vue développés, un récapitulatif par thèmes et dates, car le foisonnement des noms connus ne dit pas les conditions de leur apparition ; les repositionner dans chaque lieu et chaque débat fait sens. Le livre repère néanmoins les échanges et emprunts croisés, les effets d’annonce, moins souvent les pratiques. Il n’en donne pas moins le tournis, et, si l’on s’empresse d’oublier les noms moins connus, tous sont le reflet d’exposés parfois suivis de discussions ardentes pour les impétrants d’aujourd’hui, disent les auteurs. De toute façon, l’abondance de développements clés et de bonnes citations fera les délices de tout lecteur.

Le réexamen de ce qui a été vulgarisé comme donnant lieu à une « histoire en miettes » repart de ses arcanes, la faiblesse théorique de l’histoire dite des mentalités, qui s’épuisa dans une histoire culturelle avant d’en passer aux Studies que s’approprient des paroles qui se veulent légitimes. D’une création de campus qui associait des questionnements sans rapport, dite French Theory, aux critiques radicales qui ont moins déstabilisé la pratique d’historiens en leur « atelier », habitués qu’ils étaient à leurs pratiques d’annexion de tout ce qui fait ventre, c’est un nouveau scepticisme sur la possibilité d’écrire l’histoire qui s’est établi, mais il n’a pas été porté ou assumé seulement par ceux qui furent alertés par l’école de Francfort. Gadamer était lu, Heidegger aussi (mais moins), Droysen était présent. Ne parlons pas des Belges du groupe µ et des épigones de Chaïm Perelman, qui de longue main se sont préoccupés du statut du réel, très précisément à propos de la Shoah.

Une histoire inquiète, de Jacques Revel et Sabina Loriga

La linguistique des années 1960-1970, dans ses diverses obédiences et revues (Langages, Commentaire, la praxématique de Robert Lafont…), échappe au présent livre, faute de répondants américains, mais la sortie de Saussure était patente, le travail sur la complexité de la non-référentialité de la sémantique qui n’a que des usages, rémanent, non moins que la certitude littéraire que les textes n’ont que des lecteurs. Mais il échappe toujours aux chercheurs que les diffusions des khâgnes, lieux d’une oralité sans trace, ne passent pas « magistralement » à la postérité. Comme le livre ne sanctionne que le reflet de ce qui est devenu la mémoire d’une évolution, il maintient hors champ toutes les sources aux linéaments multiples, souvent réfugiés en Sorbonne autour d’Alphonse Dupront, où logeaient nombre de grands noms à venir, Michel de Certeau en tête, avant que ne se pratiquent de sommaires OPA de bon aloi universitaire, multiplicité qui reste, pour la France, étrangère aux échanges Paris/États-Unis.

Les putschs peuvent parfois partir d’une simple volonté polémique répétitivement assénée, comme le fit Dominick LaCapra (à Cornell) pour enclencher les débats des années 1980. Le texte produit de conflits n’était pas une nouveauté, et ces coups de boutoir véhéments ont permis le triomphe épistémologique de l’histoire « culturelle » en inversant gaillardement les paradigmes que la vulgate marxiste confiait à l’économie et aux rapports de classe, la dérégulation mettant en avant les « narratifs », un anglicisme à succès, parallèlement à l’avancée d’un libéralisme triomphant. Certes, l’histoire a pu être inquiète, mais la volonté morale de rester en rapport avec la société ne fut pas si laminée qu’on le dit au fil de sinusoïdes que Jacques Revel et Sabina Loriga savent montrer.

Quant au retour sur soi de l’historiographie pris sous le seul angle de l’EHESS – dès l’origine, intimement liée aux échanges avec les États-Unis et leurs multiples campus –, il ne figure ici que lorsque le bouquet est fait, les conflits significatifs réglés : on prendra pour image de la période la trajectoire de Richard Rorty, philosophe professant à Princeton avant de partir enseigner les « humanités » en Virginie pour finir sa carrière en Californie, à Stanford, en littérature comparée. Cela tient largement au présent, quand il ne reste qu’une archéologie et « l’arrière-boutique », comme la qualifie le livre, et que cette histoire est devenue celle de l’autonomisation de nombreuses branches de l’histoire critique et culturelle devenues des études de genre, des Colonial et Subaltern Studies, les nouveaux phares d’une réflexion souvent portée par des Indiens, en Inde ou à l’étranger. Il ne faut pas se leurrer, on y lit aussi, sous couvert d’émiettement, la recomposition de féodalisations. Ainsi va l’Université, de positions déclaratives en coteries. Cela n’a rien de neuf mais, en révisant leurs classiques, les plus jeunes pourront se représenter ce qui fut un parcours collectif nécessaire pour pondérer ce qui a été repéré en partant de la French Theory.

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