Un Sud qui n’en finit pas de renaître

Voici deux ouvrages complémentaires, en débat : le livre de Stéphane Giocanti sur La grande épopée des littératures d’oc et l’ouvrage collectif consacré à L’œuvre littéraire de Robert Lafont procèdent de logiques opposées, dans la méthode comme sur le fond, dans leurs perspectives autant que dans leurs positionnements politiques, avoués ou pas, mais récurrents.


Stéphane Giocanti, La renaissance du Sud. La grande épopée des littératures d’oc. Cerf, 395 p., 22 €

Jean-Claude Forêt, Philippe Gardy et Claire Toreilles (dir.), Dire l’homme, le siècle/Dire l’óme, lo segle. L’œuvre littéraire de Robert Lafont. PULM, coll. « Estudis occitans », 308 p., 24 €


Le premier, très mistralien, est alléchant : Stéphane Giocanti offre un rattrapage pour les nuls de tout ce que vous auriez dû savoir, ou de ce que vous avez su et oublié, des littératures d’oc fin de siècle, particulièrement celles du XIXe siècle, et plus sommairement du XXe, l’auteur souhaitant en ignorer les monuments. L’auteur raconte allégrement, et c’est à son honneur, les facettes intriquées de tentatives poétiques et de tentations symbolistes doublées de carrières parisiennes en français et en oc, traversées d’enracinements aux consonances multiples. Parti de la tentation mistralienne de Maurras, le sujet de sa thèse de 1994, Giocanti suit les rameaux multiples qui en tirèrent inspiration et suivirent des chemins parallèles, toujours écrits dans leurs variétés dialectales et patoisantes, selon des codes mis en place par Mistral, Roumanille et Aubanel – le trio de vrais poètes qui animèrent les lettres d’Avignon en Arles. Mais n’oublions pas, l’affaire est piégée de bout en bout : la langue mairalo, celle de la mère, est parfaitement politique et résonne avec les cultures dont la droite a, jadis comme aujourd’hui, voulu se doter. Ce livre est un coup d’envoi qui réveille les vieux débats, ce qui est tout de même mieux que le silence des cimetières.

Littératures d'oc : un Sud qui n'en finit pas de renaitre

Car le débat est là, une affaire d’a priori et d’élaboration, de forme et de graphie, sans rien vouloir ôter à des contenus non négligeables. D’où l’intérêt du retour à l’œuvre éclatée de Robert Lafont (1923-2009), linguiste éminent et publiciste militant autant qu’homme de lettres dans les deux langues : le livre dirigé par Jean-Claude Forêt, Philippe Gardy et Claire Toreilles donne au public innocent une synthèse pertinente et difficile à établir sur ce que put et ne put pas le revival d’une langue, l’oc, dans la beauté d’un monde qui n’en finit pas de mourir mais crut périodiquement pouvoir renaître, au fil d’un siècle vécu délibérément loin de Paris mais sous son méridien (comme eût dit Pascale Casanova en 1999). Respecter la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires n’a jamais été le fort de la France : le texte signé en 1992 n’est toujours pas ratifié. Les « forces de gauche », respirent le jacobinisme centralisateur et oublient soigneusement qu’elles étaient, jusqu’en 1981, électoralement tributaires des zones méridionales ; en outre, le « fédéralisme », grand mot de la droite et hantise de la gauche, a convergé dans la décentralisation menée par Gaston Defferre, maire de Marseille passé au ministère de l’Intérieur. Cette histoire, depuis quarante ans, se solde dans la langue de tous les politiques par le renvoi aux « territoires » anonymes et indifférenciés, constitués de tout ce qui excède le Grand Paris.

Stéphane Giocanti ne masque ni ses amitiés ni ses enthousiasmes de jeunesse. Formé à la section de « provençal » de Paris IV, le CEROC de la Sorbonne littéraire, celle qui croyait à la positivité du texte et était la plus droitière, il défend avec ferveur l’enseignement de Georges Bonifassi (1952-1995), trop tôt emporté par une longue et terrible maladie. Associées à la revue France latine, ces composantes brassaient tout ce qui passait au programme des concours avec option « occitan », du XVIe au XXe siècle. Ce strapontin accordé au souvenir des troubadours appartenait à la vieille Sorbonne, qui maintenait ce certificat dit de « provençal » ; les universités du sud de la France ont peu à peu institué ou développé leur propre enseignement de l’occitan. Au fur et à mesure se constitua devant des étudiants qui avaient perdu la langue naturelle un savoir devenu l’objet d’un choix plutôt qu’une langue vernaculaire en voie d’effacement.

Le nœud du problème est ainsi établi : il a fort à voir avec des notions très académiques de graphie, laquelle n’est pas seulement liée aux habitudes de noter les formes patoisantes à partir de la phonétique française, ce qui leur donne un aspect baroque et disparate. Le dilemme est simple : soit vous comprenez ce que vous savez depuis toujours en lisant intérieurement avec votre français scolaire, mais vous n’entrerez pas dans le dialecte voisin ; soit vous acceptez quelques règles homogénéisantes qui ne vous empêchent pas de lire dans votre dialecte. C’est à ce prix que se constitue une aire littéraire interrégionale, quitte à produire une œuvre imprévue et inouïe stricto sensu. Les apprentissages s’en complexifient, les écoles sont partagées, concurrentes, hostiles, et les premiers concernés sont les écrivains, car, s’il est une phrase que tous partagent, c’est bien celle qui définit en partie le cœur de l’ouvrage de Stéphane Giocanti : « Contrairement aux écrivains français, les écrivains des pays d’oc ont besoin de réfléchir à la graphie, à la morphologie, à la phonétique, au point où chacun de nous peut se dire plus ou moins grammairien, lexicographe, historien de la langue ! »

Littératures d'oc : un Sud qui n'en finit pas de renaitre

C’est donc sous l’angle d’un combat permanent que doit se relire l’aventure du Félibrige, qui essaima par ses Escolos (une Escolo Felibrenco peut apparaître dès qu’une ville compte sept félibres). De majoraux, érigés en consistoire linguistique, en mainteneurs et sóci (amis), on put compter, au fil de multiples rameaux, 90 journaux et revues et 2 380 ouvrages. On remercie l’auteur de ne pas oublier Béarn et Bigorre, parce qu’ils se sont opposés à tout centralisme languedocien (perçu comme une menace) et parce que cela permet d’inclure le récit de Michel Camélat (1871-1962) qui situe ces « poètes ouvriers » : des hommes qui ont eu un métier. Citons ainsi, à l’époque romantique, Jasmin (1798-1864), le poète coiffeur d’Agen, ou ceux qui, deux générations plus tard, aiguillés par le succès de Mistral, ont été sollicités par son écho et ont travaillé leurs poésies et leur langue naturelle en tenant boutique ou en pratiquant les métiers de tailleur ou de cordonnier. Ils partagent avec les prolétaires du XIXe siècle de Jacques Rancière le fait de n’avoir pas le baccalauréat, encore classique et très bourgeois.

Le Félibrige a eu aussi ses bourgeois et ses aristocrates, comme Folco de Baroncelli ou Joseph de Pesquidoux, des personnalités flamboyantes qui n’ont pas hésité à se ruiner ou presque au service de la cause. Ou Philadelphe de Gerde, mieux connue pour sa personnalité que pour ses œuvres : si ces dernières ne manquent pas de force, on rappelle avant tout la façon dont elle quitta le Félibrige pour mieux militer à l’Action française. Dans l’entre-deux-guerres, elle s’afficha vêtue de noir et en capulet bigourdan pour porter le deuil de la bataille de Muret (1213).

Quant aux œuvres, il est impossible de toutes les présenter, le livre les signale et en devient un quasi-manuel, ou une encyclopédie vivante. Chacun y puisera ce qui l’amuse ou ce qu’il n’a jamais considéré dans son évidence, les jeux de renvois de la domination culturelle, ceux de l’appropriation et ceux des créations littéraires dotées de leurs supports, des périodiques honteusement oubliés. Le provençalisme marseillais prouve les interpénétrations de modes et de réseaux. L’abondance des références aux auteurs méridionaux de langue française qui ont accompagné ces figures permet d’imaginer et de recomposer des champs culturels, certes dominés en termes bourdiliens mais qui furent vivaces – même si Joseph d’Arbaud (1874-1950) conclut par un « Jamais plus », et L’enterrement à Sabres du Landais Bernard Manciet (1923-2005) à quelque « Trop tard ».

La faiblesse de Stéphane Giocanti est d’ignorer résolument le rôle majeur de Robert Lafont et même de ferrailler, comme si penser une langue en abolissait les réalisations dialectales ou l’intérêt porté à ses productions. Le plaisir de lecture ne disparaît pas lorsque le lectorat naturel ne constitue plus que 2 ou 3 % de la population. C’est précisément cet évanouissement des locuteurs qui a toujours pesé ; or penser la sociologie et la présence au monde d’une littérature sans lecteurs, ou dont il faut créer ou recréer le lectorat, fut singulièrement au cœur de la pensée et des productions de Robert Lafont.

Philippe Martel en a listé et considéré les manifestes, depuis l’Ase negre (1946), texte qui veut susciter une orientation prolétarienne chez les jeunes de l’IEO (Institut d’études occitanes) naissant, jusqu’aux différents efforts de la revue fortement universitaire Amiras en 1982, qui met en place son dispositif de « recherche action ». Depuis La révolution régionaliste (1967) et Sur la France (1969), Robert Lafont pense systématiquement ensemble la langue et l’anthropologie. La situation d’énonciation et la sociologie militante ne se dissocient pas de ce qu’il appellera la « praxéologie » de sa propre linguistique.

Littératures d'oc : un Sud qui n'en finit pas de renaitre

Robert Lafont en 1973 © CC4.0/Fausta Garavini

Dire l’homme, le siècle est moins flamboyant que le travail de Stéphane Giocanti car, au lieu de brosser un paysage, il creuse et analyse à travers l’œuvre de Robert Lafont un retour sur cette énorme production, fruit d’un travail d’ascèse et de plaisir comme le confesse l’auteur. Si l’un de nos contemporains a été poussé par la libido sciendi, c’est bien Robert Lafont : huit recueils de poésie, vingt-six romans, contes et nouvelles, treize pièces de théâtre, à peu près toutes jouées, sept anthologies ou sommes sur la littérature occitane, dix-huit œuvres majeures de linguistique, dix études médiévales et, à partir de 1967, vingt-six titres d’écrits et essais politiques. Partout y règne la question du pourquoi et du comment de l’occitanisme militant du second XXe siècle : peut-il se structurer politiquement, déjouer les régressions identitaires et se situer au sein des affirmations culturelles et intellectuelles capables de transcender l’éternelle dialectique Paris/province, ce Nord/Sud fastidieux ? Au cours des luttes du Larzac (1973), Lutte occitane et Volem viure al pais étaient là, mais ils étaient prêts à se déchirer. Divers centres et diverses orientations ont survécu, et, si un délitement final est patent, il n’empêche que cette lutte fut aussi continuée littérairement par Robert Lafont à travers son œuvre monumentale et éclatée, pleine de cohérences internes et fantasmatiquement accrochée au tout d’un monde. Partout transparaît une façon de vivre et de penser en quête des communs possibles, biais de viure disait­-on.

La richesse de Dire l’homme, le siècle tient à la manière dont l’ouvrage analyse le « je » et le « nous » qui traversent les articles et l’œuvre littéraire lafontienne, la manière dont le « je » et le « toi » engendrent des « nous » dont découlent à leur tour des « je ». Tout finit sous l’imprécation de « l’impossible roman » mais ces intrigues fouillées font mieux comprendre l’auteur. Le repli se combine de subtiles machineries, l’antithèse devient absurdité construite, dérision, capitale du vide pour horizons lointains, jusqu’à remonter un mythique fleuve Amazone sur une machine absurde commandée par un maître qui n’a d’autre nom, Aubin, que celui qui naufrage dans Lou Pouèmo dóu Roze mistralien.

Le théâtre de Robert Lafont est généralement mieux connu car il a été joué pendant une vingtaine d’années : André Neyton en présente les lieux et les enjeux. Ces pièces, du fait de la langue, avaient pour elles leur public, la connivence de la coprésence, le partage. Le public ne disparut que par l’asséchement des subventions données aux théâtres après le tournant politique de 1984, qui modifia les majorités municipales dans le Sud et particulièrement en Provence.

Que dire de pareille entreprise prométhéenne, qui a animé nombre d’actions et d’actes littéraires, ceux de l’auteur, mais aussi de ceux qui s’en sont inspirés, ou, très loin du théâtre de la langue, qui ont renforcé leurs convictions grâce à elle ? Il reste à chacun à choisir, séance tenante, voire au hasard, quelque titre stimulant pour relire ce qui se décrit, dans un décor que l’on croit n’être plus que de carton-pâte, ce qui reste sensiblement et intellectuellement une histoire de nos plus grandes urgences. Parmi les romans de Robert Lafont, signalons Chronique de l’Éternité (1991) dialogue post-apocalypse nucléaire qui résonne avec nombre de thèmes de Günther Anders, comme une preuve que ce monde n’est absolument pas réductible au tiers du territoire « national français » que lui assigne l’ethnolinguistique ; il reste à l’orée de nos mondes possibles, dans l’ironie des désastres civilisationnels de tous les temps et les ruses des vaincus irrésolus qui puisent leurs positions phatiques loin du meilleur des mondes, fût-il d’oc.

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