Michel de Certeau, relecture, réécriture

Michel de Certeau (1925-1986) appartenait à la même génération que Deleuze, Foucault, Bourdieu, et il diffusa lui aussi un rayonnement stellaire. S’il n’apparaît plus comme une étoile de première grandeur, c’est peut-être la rançon de ce qui fit son originalité et sa force : la multiplicité de ses facettes. Était-il psychanalyste ou anthropologue, sémiologue ou historien ? Serait-ce le définir que le dire jésuite ? Il ne mettait pas en avant cette qualité, qu’il ne dissimulait pas non plus. Le travail d’Andrés G. Freijomil, Arts de braconner, est fondé sur sa pratique de la lecture.


Andrés G. Freijomil, Arts de braconner. Une histoire matérielle de la lecture chez Michel de Certeau. Préface de Roger Chartier. Classiques Garnier, coll. « Lire le XVIIe siècle » 832 p., 69 €


Docteur en histoire de l’EHESS, Andrés Freijomil enseigne en Argentine les « poétiques de l’historiographie » et a publié plusieurs études sur Michel de Certeau qu’encore étudiant, au milieu des années 1990, il a découvert lors d’un salon du livre qui se tenait à Buenos Aires. Il s’agissait bien sûr de traductions, et Freijomil raconte quelle difficulté il eut à se procurer tous les livres de Certeau en espagnol. Depuis lors, il n’a plus ce problème : sa maîtrise du français est telle qu’à aucun moment son livre ne donne l’impression d’avoir été écrit par un non-francophone.

Cette thèse est remarquablement conçue pour être vraiment utile à ceux qui s’intéresseront à l’œuvre de Certeau. L’angle d’attaque est très aigu et paraît de prime abord trop étroit pour offrir une vision fidèle d’un penseur essentiellement polymorphe, avant de s’avérer judicieux tant pour éclairer sa personnalité que pour ouvrir sur une théorie de la lecture.

Il s’agit, en effet, de partir d’un texte célèbre de Michel de Certeau intitulé « Lire : un braconnage », qui définit une poétique de la lecture. D’en partir et d’y rester. Il est vrai que ce texte a été abondamment commenté, ce qui pourrait être une excellente raison. Ce n’est pas la seule : Freijomil insiste aussi sur le fait que ce qui fut d’abord un article de la revue jésuite Projet, en 1978, a servi de matière à une conférence prononcée à Genève en 1979, avant de constituer, en 1980, le chapitre XII de L’invention du quotidien.

Andrés G. Freijomil, Arts de braconner. Une histoire matérielle de la lecture chez Michel de Certeau

L’étonnant est que cela étonne : il ne doit pas être rare que l’auteur d’un livre en ait publié des esquisses sous forme d’articles de revue, ait donné des conférences sur le même sujet ou, s’il est universitaire, en ait fait la matière de son enseignement. Mais telle est la poétique de la lecture chère à Michel de Certeau, d’insister sur les effets de relecture-réécriture de ce qui a déjà été publié. Il va de soi que, comme tout bon lecteur, il écrit dans les livres qu’il lit – c’est bien pour cet usage qu’ont été inventées les marges ! – mais en outre il théorise cette « lecture palimpseste ». Une telle approche est donc justifiée et fructueuse.

En suivant la piste de ce simple texte plusieurs fois publié, il est possible de retrouver le fil de la pensée de Certeau, tout en évitant de s’enfermer dans l’image à la fois commode et trompeuse d’un esprit trop chatoyant. Le risque serait plutôt qu’à l’inverse soit atténué cet aspect chatoyant de son esprit, au bénéfice de sa présentation un peu trop unilatérale en jésuite qui a beaucoup lu et rédigé un nombre impressionnant de comptes rendus. Ce n’est pas que ses contemporains aient ignoré l’appartenance de Michel de Certeau à la Compagnie de Jésus, mais il semble plutôt que cette dimension de sa personnalité n’aurait été vue alors que comme une parmi d’autres, peut-être même moins importante que d’autres engagements intellectuels comme celui de psychanalyste. On peut certes arguer que la plurivocité du personnage serait typique d’un jésuite de qualité. Freijomil le laisse entendre lorsqu’il décrit la manière dont la revue Projet se présentait : en évitant consciencieusement de mentionner l’appartenance de tel collaborateur à la Compagnie.

Le braconnage loué par Michel de Certeau n’est pas sans analogie avec le nomadisme dont Deleuze faisait à la même époque l’éloge dans Mille plateaux : « Bien loin d’être des écrivains, fondateurs d’un lieu propre, héritiers des laboureurs d’antan mais sur le sol du langage, creuseurs de puits et constructeurs de maisons, ces voyageurs circulent sur les terres d’autrui, nomades braconnant à travers les champs qu’ils n’ont pas écrits, ravissant les biens d’Égypte pour en jouir ». L’image est belle et parlante. On s’étonne seulement que ce braconnier ait pu opérer sur ses propres terres, comme si ce qu’il avait écrit précédemment lui était devenu d’une certaine manière étranger.

Si l’on veut insister sur l’appartenance de Michel de Certeau à la Compagnie de Jésus, on peut décrire ce nomadisme comme une sorte de pèlerinage vers les textes. Ce ne serait sans doute pas une trahison, quoique peut-être une vision trop restrictive de sa personnalité. Car son état d’esprit rappelle aussi celui de Lévi-Strauss parlant de « bricolage » dans La pensée sauvage, celui du Barthes lecteur assidu, plus sans doute que celui de Hans Robert Jauss et Wolfgang Iser, les fondateurs de la théorie allemande de la réception. Tous auteurs par rapport à qui Michel de Certeau eut à situer sa propre poétique. Ces noms caractérisent une époque qu’avec le recul de bientôt un demi-siècle on peut regarder avec nostalgie, non que l’on approuve tout ce qui se disait alors, mais parce qu’en étaient représentatives des personnalités aussi protéiformes que Michel de Certeau.

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