Voyage en Italie

Taormine. Ce nom seul fait rêver. Le couple qui s’y rend pour une semaine de vacances espère trouver la paix en ce lieu, s’y réconcilier. Après avoir loué une voiture à Catane, ils ont pris la route pour la station touristique. C’est compter sans les imprévus, climatiques et autres, car avec Yves Ravey il suffit d’un rien pour que tout se détraque. Ici, un accident de la circulation banal en apparence, une aile abimée, un soir, sur une route de traverse, non loin d’un campement de migrants. Taormine est le titre du dernier roman de l’auteur du Drap, réédité en collection de poche.


Yves Ravey, Taormine. Minuit, 144 p., 16 €

Yves Ravey, Le drap. Minuit, coll. « Double », 80 p., 6,50 €


Melvil et Luisa Hammett – les noms choisis par Yves Ravey ne sont jamais indifférents – attendent beaucoup de ces vacances. Lui espère ainsi clore une période de crise ; elle, on ne sait pas. Ce voyage en Sicile rappelle lointainement le Voyage en Italie qu’accomplissaient Ingrid Bergman et George Sanders dans l’un des plus beaux films de Rossellini. Le couple trouvait une forme de rédemption dans la région napolitaine.

Taormine, le nouveau roman d'Yves Ravey : voyage en Italie

« Taormine », gouache de Hercules Brabazon Brabazon © CC0/Yale Center for British Art

Luisa a envie de se dépayser dans cette île d’Italie. Elle maitrise la langue, est à son avantage. Pour préparer chaque étape, elle ne cesse de consulter le guide et les cartes. À peine arrivée, elle a envie de se baigner. Un arrêt sur la route remplie d’engins de chantier, un vent aveuglant, puis la pluie, et c’est la première déception. Le nom, l’adjectif et le verbe reviennent à plusieurs reprises dans les pages initiales. Il traduit ce qu’ils rencontrent d’emblée, et signifie d’abord la crainte de Melvil relativement à ce qu’il a promis à son épouse. Il éprouve une forme de dépendance, ou un état d’infériorité. Entre eux, on l’apprend très vite, la situation est en effet déséquilibrée. Elle est belle, séduisante, elle plait, elle le sait et le vit. Elle travaille dans un laboratoire du CNRS quand lui « ne fait rien de ses dix doigts » depuis longtemps, refusant toutes les propositions d’emploi. Elle est la fille du fameux professeur Gozzoli dont le nom revient à diverses reprises : son compte bancaire plutôt rempli le distingue.

Luisa fait des reproches souvent aigres à son mari, en particulier sur son manque d’organisation, et cela ne peut qu’aller en s’amplifiant quand le choc se produit. Une « forme » a heurté l’aile droite de la voiture. Le couple poursuit sa route, c’est la nuit, Luisa et Melvil ne peuvent arriver à l’hôtel dont Melvil n’a pas noté les coordonnées sur son téléphone ; la semaine commence mal. Tout ira en se dégradant.

Avec les romans d’Yves Ravey, et celui-ci ne déroge pas à la règle qui s’est comme instaurée depuis Le drap, la mécanique de précision s’enclenche pour ne jamais s’interrompre. Jusqu’au pire. Non que ce pire soit forcément nommé : la situation finale reste assez ouverte pour que l’on s’interroge. Mais chaque chapitre, chaque péripétie est une pièce de l’engrenage, et des détails apparemment ténus, un journal qui traine, un passeport que l’on cherche ou un téléphone portable pouvant sonner au mauvais moment, créent le trouble.

Déjà avec Le drap, très court roman sur la mort du père, le romancier avait trouvé une forme austère, et une construction à laquelle il est resté fidèle, avec exposition dès la première page, telle une ouverture musicale basée sur des thèmes qui reviennent. Chez Ravey, il y a des faits dans leur brutalité, des gestes comme dans les romans behavioristes et, par exemple, ceux, policiers, de Chandler ou de Hammett. Jamais d’introspection, aucun jugement, comme si les personnages ne pouvaient agir autrement qu’ils le font.

Le drap, dans sa simplicité, son dépouillement, sa grandeur aussi, pour dire le monde des humbles, est un tombeau semblable à ceux que dressent à leurs mères Peter Handke dans Le malheur indifférent ou Annie Ernaux dans La place ou Une femme. Un ouvrier tombe malade, souffre quelque temps, meurt, et rien de la colère ou du sentiment d’injustice que peuvent éprouver les siens ne sera écrit noir sur blanc : l’ellipse et le silence expriment ce qui est tu, laissant au lecteur le soin de comprendre, voire de s’indigner. La famille, l’argent, le travail dans le décor des ateliers, la présence de la voiture que l’on retrouvera dans L’épave ou Pas dupe, sont déjà là, dans ces soixante-dix pages impressionnantes.

Taormine, le nouveau roman d'Yves Ravey : voyage en Italie

Yves Ravey © Jean-Luc Bertini

Les romans qui suivent Le drap proposent un art du dialogue aussi subtil dans le propos que dans la forme : le romancier joue beaucoup sur le discours ou l’interrogation indirects. Il les combine avec le discours direct, travaille les échanges comme le font les meilleurs auteurs de polars, ou les scénaristes de films noirs. Ainsi, dans un chapitre central de Taormine, Melvil, narrateur dont on entend la voix jusqu’au bout comme en off, est confronté aux questions insistantes et aux remarques faussement innocentes de Michelini, le garagiste qui doit réparer l’aile abimée. La « forme » qui a été heurtée n’est pas, on s’en doute, tout à fait banale. Michelini le sait, et il sait que le journal, qui traine sur la banquette arrière du véhicule abîmé, a mis l’accident en une. Il « cuisine » Melvil, il le fait lanterner et lui soutire des euros, beaucoup d’euros : « J’ai parlé argent, seul mot susceptible de se faire comprendre par le patron du garage, vecteur absolu. Ensuite le mot cash, formule magique pour qui fréquente Michelini, suivi du groupe de mots carte de retrait. J’ai aussi laissé entendre que la locution compte bancaire avait, concernant ma femme, une valeur significative. » On ne compte pas alors les passages au distribanque, les billets qui filent dans les poches. Le garagiste n’est pas le seul à en bénéficier ; il faut « arroser » et les Hammett arroseront jusqu’au bout.

Le contraste est vif entre ces préoccupations inquiètes et urgentes et le désir de tourisme ou de farniente que manifeste Luisa. Tandis que Melvil cherche l’incognito, ayant compris que la police le recherchait, elle lit les magazines, pense aux monuments antiques qu’ils devraient voir, et essaie de suivre son mari, sans véritable envie. Elle est bien obligée.

Le temps s’écoule, insidieusement, et la menace se précise. Le garagiste remet sans cesse au lendemain les travaux sur l’aile cabossée. Au lieu de visiter la Sicile, Melvil arpente Taormine, attendant la fin de l’épreuve. Entretemps, on le sent, chaque personnage rencontré, de Roberto le serveur et intermédiaire à Rosa la réceptionniste, de tel commerçant dans un bourg de l’arrière-pays au gendarme peu scrupuleux, fait obstacle en même temps qu’il est censé faciliter la fuite des Hammett. On songe à certains personnages du Château ou du Procès de Kafka, et le rapprochement n’est pas osé, même si le contexte diffère. K est innocent et ne comprend pas ; Melvil est pleinement conscient de la faute commise.

Il y a dans l’œuvre d’Yves Ravey une forme d’angoisse devant le monde, qui peut toucher pour peu que l’on dépasse la dimension policière qui y est souvent mise en relief. Melvil Hammett avance dans un labyrinthe et l’issue qu’on lui offre à la fin n’en est pas vraiment une. Il a de bonnes raisons de se sentir traqué. Son comportement est certes « décevant » mais rien et surtout personne n’a pu l’aider à s’élever. Son sort est celui de tous les héros de Ravey, des solitaires, des perdants, et c’est pourquoi on aimera Taormine comme les romans qui l’ont précédé.


EaN a rendu compte de Pas dupe, Adultère et Trois jours chez ma tante d’Yves Ravey.
Cet article a été publié sur Mediapart.

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