Semer le trouble

Une intrigue des plus linéaires, un décor limité, peu de personnages : il n’en faut pas plus à Yves Ravey pour fabriquer l’illusion et semer ses pièges. Adultère, comme Pas dupe réédité dans la collection de poche des Éditions de Minuit, ne déroge pas à la règle qu’il semble s’être imposée : faire bref, dense, tenir en haleine, et transformer le lecteur en détective, ce qu’il ne devrait jamais cesser d’être. Encore qu’ici une certaine Brigitte Hunter accomplit cette tâche en menant l’enquête, ou la chasse. Et que Seghers, sa proie, n’est pas en reste et sait égarer ses poursuivants.


Yves Ravey, Adultère. Minuit, 144 p., 14,50 €


Jean Seghers a des soucis. Sa station-service est en faillite, Ousmane, son ouvrier et veilleur de nuit, lui réclame son dû, et il soupçonne Remedios, son épouse, d’avoir un amant – peut-être ce Xavier Walden, président du tribunal de commerce qui pourrait racheter la station-service et donc régler les dettes de ce héros narrateur.

Héros et narrateur que nous connaissons : dans la plupart de ses romans Yves Ravey confie à un personnage ce double rôle. Héros ou pas d’ailleurs, à son insu ou avec maladresse. Narrateur, oui, qui raconte sa version de l’histoire. Celui qui dit « je » est rarement fiable. Ici, il veut « semer le trouble ». Il a aussi fort à faire pour répondre à qui l’interroge.

Depuis dix ans, ce Jean Seghers est marié avec Remedios, qu’il avait emmenée en voyage de fiançailles à Venise. Un voyage qui compte, à en juger par une photo de son épouse, évoquée dès la première page. On reverra ce portrait plus tard dans le roman, écho qui n’est pas le seul.

Entretemps, le couple a tenu la station-service sur une route nationale en Franche-Comté. Des allusions l’indiquent, dont un maillot de foot aux couleurs du FC Sochaux. Au moment où on en est, rien ne va plus. Seghers est pris au piège et doit trouver une solution. Il n’a pas de quoi payer Ousmane et celui-ci revient souvent à la charge pour obtenir la signature d’un document et solder les comptes. À moins que cette question d’argent entre eux ne cache autre chose.

Le plan concocté par le narrateur pour sortir de la nasse est minutieux, bien que préparé à la hâte. Un incendie devrait tout régler. Et jusqu’à l’arrivée de Brigitte Hunter, experte auprès de l’assurance, tout semble se dérouler selon le dispositif prévu. Comme une mécanique, pour jouer sur ce mot : un atelier sert en effet de cadre à l’intrigue, et Hunter, l’experte qui doit remettre son rapport, a enclenché une mécanique. Pour elle, un incendie, comme celui qui a ravagé la station-service, est à quatre-vingt-quinze pour cent accidentel. Or, seuls les cinq pour cent restants l’intéressent. Elle ne doute pas que l’on soit dans ce pourcentage-là. Plus sûre de son fait que l’adjudant Bozonnet, un gendarme qui mène l’enquête sans grande conviction au départ, avec l’envie d’en finir au plus tôt. Il changera de posture vers la fin.

Adultère, le nouveau roman d'Yves Ravey : semer le trouble

© Cédric Merland. Avec l’aimable autorisation de l’auteur

Une autre mécanique s’impose, plus importante peut-être, qui est celle du roman et pour commencer de la langue. On connaît le style Ravey : aller d’un point A à un point B sans trainer en chemin. Sans trop d’adjectifs, sans adverbes, sans les subordonnées qui pourraient égarer. Entre les phrases, rien. Un « ensuite » qui marque le passage du chapitre 1 au chapitre 2 pourrait être un « mais », un « pourtant », signifier l’opposition entre le bonheur conjugal et l’échec financier, la « déclaration de faillite ». Mêler récit et dialogue, user du discours indirect, jouer sur le cliché entendu autant que sur l’information qui fait avancer, c’est aussi une façon de brouiller les pistes du récit. L’humour d’Yves Ravey s’insinue là, dans ce que l’on croirait tiré d’un vieux téléfilm.

Troublant aussi, le jeu des répétitions, de loin en loin mais obsédantes. Le verbe « observer » revient d’abord pour le narrateur. Il guette Remedios, se méfie d’elle, et, quand il se sent rassuré, Dolorès, sa mère, Hunter ou Bozonnet l’interrogent sur son couple, sèment en lui la confusion. Le guetteur est guetté jusque dans ses moindres pensées. Notamment par Hunter : elle préfère qu’on l’appelle de son seul nom. Un nom qui évoquerait Diane chasseresse ou, dans un autre espace qui se superpose à cette Franche-Comté à la fois réelle et imaginaire, le chasseur de prime, le « hunter » par excellence. Lire Yves Ravey, c’est, au-delà d’une intrigue voulue très mince, repérer une forme avec ses symétries, ses effets de miroir : Hunter est le pendant de Seghers, Bozonnet celui de Hunter ; et au couple que forment Remedios et Seghers, on pourrait opposer celui que composent Ousmane et Yamina, ou bien encore Dolorès, mère du narrateur, et Salazare, son nouveau compagnon. On s’épie, on se donne des conseils, on voudrait savoir. Seghers tente d’échapper aux enquêteurs comme à sa famille ou à Ousmane. Partir vers l’Italie est une possibilité.

Un roman d’Yves Ravey est aussi une variation sur l’appartenance de classe, le couple, l’argent, la famille, en somme sur ce qui n’est pas tributaire du seul présent. Si Seghers croit puis fait croire à Hunter que Remedios a une liaison avec Walden, c’est aussi parce que le président du tribunal de commerce n’est pas de son monde, pas plus que le notaire d’Un notaire peu ordinaire ou la tante de Trois jours chez ma tante n’étaient du même monde que le narrateur. Seghers aime Remedios ; et l’imaginer avec Walden, c’est à la fois dire son dépit, sa défaite, et l’impuissance des gens comme lui face aux nantis. Dans une longue et dense séquence, le narrateur va voir Walden dans l’arrière-salle du Clem’s bar, où il joue aux cartes, sous les lueurs d’une suspension. L’échange n’est pas égal : Walden détient toutes les clés et il est au centre, sous la lumière.

Seul ancrage solide pour Seghers, Remedios est comme une apparition. Elle parle peu, on la voit souvent adossée à la carrosserie d’une voiture, ou dans la voiture, telle que Seghers la surveille et la perçoit. Cette distance est en soi révélatrice. L’a-t-il déjà perdue ? Oui, et non. Pas comme nous le croyons ou comme il le fait croire. Les fausses pistes disparaissent au fur et à mesure. Quelques révélations finales amènent à la chute. Laquelle pourra surprendre même si elle correspond à une certaine logique romanesque.

Seghers – comme bien des personnages de Ravey – n’hésite pas sur les moyens à employer pour se procurer l’argent nécessaire. Les grands moyens comme les petits. Ici, un vol plutôt médiocre, comme il convient pour un héros de série B. Il fouille dans l’armoire de sa mère. Quelques billets, de quoi faire patienter Ousmane, qui insiste. Avant, Seghers a pensé se débarrasser de son veilleur de nuit en lui offrant une gourmette en or. Une gourmette offerte à Remedios lors du voyage à Venise. Le bijou circule, lie en une courte ronde Seghers, Remedios et Ousmane.

Lire Yves Ravey, c’est être attentif aux mouvements de la caméra, aux changements de focales et à l’éclairage. C’est aussi observer une toile avec tout le travail sur l’espace et le hors-champ, les distances, la disposition des objets que cela suppose. Rien n’étant là par hasard, on s’intéresse à cette gourmette comme à telle paire de lunettes chez Chardin, ou au décor vu dans le lointain dans certaines toiles de la Renaissance, quand un paysage montagneux de Toscane prétend figurer Jérusalem. L’artifice mène au vrai ; cela suffit.

Les noms choisis contribuent à cet artifice. Ainsi de ce Seghers qui nous renvoie à un poète et éditeur de poésie. Ou bien de Walden, lointain écho de Thoreau. Et que dire de Remedios Quintas, sinon qu’elle donne une touche latino à ce cadre provincial. Les noms propres orientent et désorientent. Ils disent le mystère des êtres autant qu’ils fixent en chaque lecteur une image. Paumés de série B ou figures troubles, ils nous invitent à la rêverie ou font naitre les hypothèses.

L’œuvre d’Yves Ravey est une variation sans cesse reprise sur les mêmes motifs, avec les mêmes codes. D’où vient qu’elle nous plaise autant, voire qu’elle nous fascine ? J’ai envie de dire que la répétition est féconde, que les effets de symétrie interrogent, comme les miroirs. Bien des artistes, dans leur domaine, cinéma ou arts plastiques, poésie ou musique, ne cessent de travailler des formes ressemblantes. Le détail singulier ajoute sans cesse à notre plaisir.

Tous les articles du n° 125 d’En attendant Nadeau