Des bras de femmes

Le quatrième roman de l’auteur italien Marco Balzano, Quand je reviendrai, dédié à sa mère, s’ouvre sur une épigraphe du poète italien Mario Luzi : « Passe quelquefois sous notre maison, / aie une pensée pour le temps / où nous étions ensemble. » Cet accent nostalgique mis sur le récit à venir, possiblement amplifié par la dédicace à la mère de l’auteur, est en partie trompeur. Quand je reviendrai évoque bien la fin d’une famille, qui se dissout essentiellement pour des raisons socio-économiques (et donc politiques), mais le ton dominant est loin d’être celui du seul regret d’une époque perdue. La construction du récit, le regard  sensible et juste de l’auteur sur les situations et les personnages, son talent pour leur donner voix, font de ce roman un incomparable mélange d’humour, d’amour, de chagrin et de révolte politique.


Marco Balzano, Quand je reviendrai. Trad. de l’italien par Nathalie Bauer. Philippe Rey, 223 p., 20 €


Quand je reviendrai est une réussite : Marco Balzano incarne les trois voix du récit de manière remarquable. Trois voix des trois membres d’une famille roumaine initialement composée de quatre personnes, mais le père, Filip, n’a pas voix au chapitre. Il recueille l’affection de sa fille aînée, mais est le plus souvent source de déceptions, comme dans ce propos de Daniela, son épouse, partie travailler en Italie : « J’étais tombée amoureuse de lui ; […] il avait un air ironique, portait des chemises bizarres et chantait en voiture des chansons sentimentales d’une voix disgracieuse. S’il avait trouvé un emploi et avait arrêté définitivement de boire, je me serais contentée de l’affection qui reste après l’amour ».  Il n’apparaît que dans le regard de sa femme et de ses enfants ; sa place n’en est pas moins importante, victime lui aussi d’une situation économique épouvantable, ancien ouvrier d’une usine de papier de verre, licencié, devenu chauffeur d’un semi-remorque transportant des chargements de marchandises en Pologne et en Russie.

Quand je reviendrai, de Marco Balzano : des bras de femmes

Mais c’est plus précisément à la situation des femmes que l’auteur choisit de s’intéresser. Marco Balzano, dans une note assez détaillée qui suit le récit, explique ce qui l’a poussé à écrire Quand je reviendrai. Il commence par rappeler la part très importante des femmes dans les mouvements migratoires, dont on ne parle quasiment pas. C’est d’une place d’Iași que partent chaque jour des dizaines d’autocars conduisant des auxiliaires de vie à destination de toute l’Europe qui reviennent ensuite les bras chargés de nourriture, de jouets, d’appareils électroménagers, etc., pour repartir quelques jours plus tard, les mains vides et le cœur gros, destin de tant de femmes roumaines, celui aussi de Daniela. Ces femmes, explique Marco Balzano, décident de quitter leur pays et leur famille, renoncent à s’occuper des leurs pour s’occuper d’autres, exigeants, ingrats, parfois méprisants, dans des pays plus riches, et vieillissants : « Après avoir accaparé main-d’œuvre et ressources, l’Occident manifeste, en effet, des exigences croissantes en matière de soins et privilégie donc les bras de femmes, bras qui servent avant tout à soigner vieillards, enfants et malades. »

Ce phénomène connaît une telle ampleur, notamment entre la Roumanie et l’Italie, que les maux psychiques qu’il occasionne sont nommés par les psychiatres le « mal d’Italie » ou le « syndrome Italie », désignant ainsi les formes de dépressions de ces très nombreuses femmes, non seulement acculées à abandonner leur famille, à ne pas élever leurs enfants, mais également corvéables à merci, devant, sans formation ou presque, prendre en charge des pathologies lourdes comme les maladies d’Alzheimer ou de Parkinson, dans des pays riches qui ont pour elles bien peu d’égards. Ces femmes qui se saignent pour payer à leurs enfants, restés au pays, des études, des habits, des consoles de jeu, y perdent leur santé et l’affection d’enfants qui se sentent abandonnés. Marco Balzano s’est documenté, a voyagé en Roumanie, a rencontré ceux que l’on appelle les « left behind » ou « orphelins blancs » ; et de ces visites, de cette réalité, est né Quand je reviendrai, « roman familial à trois voix ».

Trois voix, donc : celle de Manuel, adolescent dont la mère, Daniela, ou Moma, part, en catimini pour l’Italie, et qui occupe la deuxième partie du roman, et Angelica, la sœur aînée, qui a tant bien que mal pris soin de Manuel après le départ de la mère, puis du père, et à laquelle est consacrée la troisième et dernière partie du récit. Manuel, adolescent à la dérive, est le pivot de Quand je reviendrai, tel un catalyseur, même si le rôle d’Angelica est loin d’être négligeable. Mais Manuel donne le ton. Sa dérision dissimule à peine son chagrin d’avoir été laissé par sa mère, un matin de février, sans même avoir été prévenu, chagrin qu’il n’est pas vraiment en mesure de formuler et qu’il finit par retourner contre lui-même, alors que la disparition de son grand-père bien-aimé scelle le sceau de l’abandon. On retiendra aussi la justesse et la beauté de certains personnages secondaires : le vieil Oreste, dont Daniela s’occupe pendant un temps en Italie, et qui est le seul à lui manifester sa gratitude avant de sombrer dans la démence, le médecin de l’hôpital, le camarade de Manuel, Petru et sa mobylette pétaradante, « épave dotée d’un carburateur de 125 ».

Quand je reviendrai, de Marco Balzano : des bras de femmes

Côme, Italie (2011) © Jean-Luc Bertini

Marco Balzano livre avec Quand je reviendrai une réflexion sociale et politique ainsi qu’une méditation sur les liens familiaux, mélange de fragilité et d’indestructibilité. C’est ce qui fait la beauté de cette famille, qui tient ensemble, malgré tout, conformément au vœu de Manuel : « Dans la vie, il faut juste se tenir les uns contre les autres, comme les lapins dans la cour les jours de gel. » La voix de la mère oscillant entre l’expérience italienne et l’angoisse de perdre son fils est bouleversante. Sa présence de tous les instants à son chevet est d’une tendresse inouïe, décuplée par la nécessité de rattraper son absence, même si elle sait parfaitement que ce temps ne se rattrape jamais. La manière dont Angelica doit s’imposer pour gagner sa place dans la famille et le droit de vivre enfin sa vie est tout aussi saisissante. Les relations entre la mère et sa fille sont décrites avec beaucoup de finesse par l’auteur qui parvient à rendre sensible l’amour malgré le conflit, nécessaire. S’émanciper de l’emprise maternelle est une gageure, et la jeune femme s’en sort remarquablement bien.

La réussite indiscutable de Quand je reviendrai tient à la manière dont Marco Balzano excelle à mêler critique sociale et peinture psychologique, chagrin et humour, nostalgie et dérision. Et à la manière dont il échappe absolument à tout pathos. Malgré la cruauté et l’injustice de la situation de ces femmes, malgré les souffrances de ces familles déchirées, malgré une situation économique aux conséquences tragiques, l’espoir est là, en permanence, aussi « concret que la soif. Il vous noue les entrailles et vous épaissit le sang ». Ce portrait de mère est à couper le souffle, dans son humanité. Rien ne peut abattre cette femme.

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