14-18 : « je vous en parlerai »

Ces correspondances de la guerre de 1914-1918 ne sont pas des correspondances de guerre. La censure ou l’effroi devant l’horreur évincent le témoignage et les faits objectivés et majeurs qui font date. Ces « objets d’histoire » modestes que sont les lettres privées se nourrissent au contraire des affects et des inquiétudes du quotidien. Ces cas singuliers révèlent une société, son horizon d’attente, ses vulnérabilités et sa force sous la plume des nouveaux alphabétisés de l’école obligatoire et grâce aux performances du service postal aux armées. L’écriture de Jean Gaston Lalumière est aisée, bien formée, même s’il n’a pas son certificat d’études ; celle de Léon Plantié, qui, lui, l’a eu, est ronde et appliquée.


Jean Gaston Lalumière, Où est passée l’humanité ? Lettres et carnets de guerre (1914-1919). Édition établie et présentée par Marie-Claire Latry et Guy Latry. Presses universitaires de Bordeaux, 684 p., 30 €

Cécile Plantié, Que de baisers perdus… La correspondance intime de Léon et Madeleine Plantié (1914-1917). Préface de Clémentine Vidal-Naquet. Presses universitaires de Bordeaux, 520 p., 33 €


Les deux publications des Presses universitaires de Bordeaux révèlent des correspondances serrées, celles d’écritures quasiment quotidiennes : 1 400 lettres à sa famille pour Jean Gaston Lalumière, un jeune célibataire d’Eysines, banlieue maraîchère de Bordeaux, et autant pour « les » Plantié, Léon et Madeleine, fermiers dans le Marmandais – dès la seconde année, le dialogue entre les époux se manifeste par des lettres que la femme adresse à son mari en laissant des espaces pour des réponses précises. Ainsi renvoyée, la double correspondance a été pieusement conservée, car ce qui est remarquable, c’est moins l’assiduité d’hommes aux armées devant la page à écrire que le fait d’avoir conservé ces lettres : fidélité envers un premier mari aimé pour Madeleine Plantié, grande stabilité des lieux familiaux dans le cas de la famille Lalumière, d’autant que ce Jean Gaston reprit l’exploitation et que Marie-Claire Latry, sa petite-fille et son éditrice, l’a connu et a toujours su que ces lettres existaient.

Les lettres de guerre de Léon Plantié et Jean Gaston Lalumière

Jean Gaston Lalumière en téléphoniste, photographié pendant la permission, entre le 25 juillet et le 8 août 1917 © Collection particulière

Ces hommes sont évidemment des ruraux. Au front, ils pratiquent la chasse au lacet et à la perdrix qui améliorera l’ordinaire. Ils détaillent ce qui leur est envoyé par la famille au cas où il y aurait « de la fauche ». Après la nourriture, de la viande dure surmontée de graisse froide, dit Plantié, une nourriture malgré tout convenable signale Lalumière, en position plus protégée, ce sont les intempéries qui rendent la vie périlleuse. Tous deux les signalent et pensent à leurs activités usuelles, le Jardin avec majuscule, une institution, le lieu identitaire dans le cas du célibataire qui évoque la terre douce sous le pied et imagine le gel qui abîme les salades et retarde les pommes de terre. Tous supputent les récoltes et les effets du temps dans le Sud-Ouest en fonction de ce qu’on leur rapporte et de ce qu’ils vivent autour de Reims. Plantié est ému devant les luzernes et sainfoins qui repoussent de façon sauvage sur le front. Il pense à la taille des vignes et à sa femme qui en fait bien au-delà de ce qu’il demanderait ou imaginerait. Elle lui parle de la qualité du tabac et des manoques qu’elle fait, il la conseille pour les velles et les vaches qu’il connaît.

« Où est passée l’humanité ? », s’écrie à plusieurs reprises Lalumière, dont les formules de courtoisie, toujours répétées, tel un rituel, sont lourdes. Son leitmotiv apparent est une formule conjuratoire : « aussi je ne m’en fais pas une miette », dès qu’il jouit d’une « cagna », un abri aux tranchées avec sommier, si possible paillasse, table et chaise ; au repos, le luxe devient le matelas, le drap, voire le miroir dans les maisons évacuées, sans parler du vin de la cantine et de la cuite habituelle comme défouloir rituel de ceux qui descendent du front (et pas de ceux qui y montent). Cette trame englobe la mélancolie, les rages, affirmées ou pas, mais qui affleurent dans le souci de « la belle vie ». De façon assez juvénile, il se fait fort de tout raconter de ses rencontres au front à ses parents et connaissances, il fait des suppositions sur les permissions des « Amis », terme souvent orné d’une majuscule et souligné, il pense aux spectacles du Grand-Théâtre de Bordeaux, où il va lui-même à l’opéra, son père l’invite à déjeuner avec lui à Porte-Neuve (le marché de gros aux Capucins) si son train le permet. Il subodore les contrariétés et les joies des uns et des autres et, en attendant, il reçoit d’Eysines des saucisses et des rôtis confits ou des rôtis accompagnés de billets de dix francs, sans doute pour mille francs au total (et même chose à destination de son frère), mais lui, en échange, envoie du tabac à son père car le front est mieux ravitaillé que l’arrière.

Les lettres de guerre de Léon Plantié et Jean Gaston Lalumière

L’équipe des téléphonistes du 3ème Bon (23ème R.I.C.). Jean Gaston Lalumière tient le combiné © Collection particulière

Le temps vide des espoirs impossibles signale le pire comme étant à côté, « à droite » et « à gauche », car c’est en fonction de la ligne de front que l’on parle, mais c’est bien le Chemin des Dames qui fait le solde de tout compte. Les carnets personnels dont le texte est intercalé, et même ses lettres à son frère également au front, en font état : 70 % de pertes lors de certains assauts de 1917 et 1918. Lalumière a survécu parce qu’il a subi une première blessure au genou qui ne cicatrise pas, puis une seconde en décembre 1916, à la suite de quoi il devient téléphoniste, ce qui ne l’empêche pas de finir très désabusé : « Je laisse courir en attendant je ne sais quoi ! puisque la guerre n’est pas finie ; comme des brutes, nous attendons le moment de montrer notre sauvagerie, ou notre bêtise » (août 1918). Il a néanmoins été cité deux fois à  l’ordre de son régiment et il sera radical-socialiste, localement actif à la Ligue des droits de l’homme, veillant ensuite au départ de la carrière de Pierre Lalumière, son neveu, futur député européen et maire du Bouscat.

Si la présentation et l’analyse du texte par Guy Latry et Marie-Claire Latry sont un modèle, c’est par la construction acharnée d’un appareil de notes discret qui se fonde sur tout ce que recèlent les archives publiques, militaires et civiles, outre les leurs, ainsi que celles de leur parentèle car ils mêlent à cela la compétence universitaire liée à leurs travaux antérieurs, d’anthropologie urbaine pour l’une et rurale pour l’autre, Guy Latry ayant en outre occupé la chaire dite de « langues régionales » à Bordeaux III. Leur niveau d’expertise d’un milieu à la fois rural et urbain, politisé et familial, leur permet de nous convier à une lecture éclairée et donc vivante de ce qui paraît anodin lorsque les arcanes n’en sont pas démêlés.

Les lettres de guerre de Léon Plantié et Jean Gaston Lalumière

Jean Gaston Lalumière (au premier plan) avec son équipe téléphoniste à Ailles, Aisne (octobre 1917) © Collection particulière

Tout autre est le parti pris de Cécile Plantié, arrière-petite-fille des Plantié qui a choisi et découpé des lettres qu’elle commente plus qu’elle ne les décrypte, car, trois générations plus tard, le sens de nombre de pratiques rurales est perdu, la chaîne vive, interrompue, et le tropisme contemporain qui porte vers l’intime prévaut, d’autant que Plantié, homme mûr, est d’abord un amoureux passionné qui sait le dire et se soucie de son couple et de son fils Étienne. C’est ce côté « baisers perdus » obsédant qui a motivé la sélection de lettres ainsi rendues à une certaine intemporalité pouvant éclairer le passage à la famille mononucléaire.

Il a fallu de plus la technicité d’une paléographe confirmée, Sophie Goulard-Wojciechowski, pour établir les écrits enchevêtrés des Plantié, qui se terminent parfois jusque sur l’enveloppe. La langue acérée de Plantié cavalcade un peu sur la grammaire et sa femme use d’une orthographe souvent phonétique, mais rien ne remet en cause son « devoir sacré de tous les jours », dit le mari en janvier 1915, et il se félicite que sa femme, initialement réticente à écrire, l’ait compris. Ils expriment leurs sentiments très ardents mais leur économie domestique implique aussi les comptes de l’exploitation à Gontaud-de-Nogaret, le paiement de fermages, des décisions financières sur les économies qu’ils ont sous la forme d’argent placé. Par nécessité, ces mesures sont déléguées à la jeune femme mais tout est objet d’échanges en une conversation ininterrompue. Il reconnait que sa femme travaille au-delà de ce qu’il attendait, et c’est l’inquiétude qui prévaut quand il lui interdit formellement d’aller vendre en personne un taurillon de quinze mois à la foire de Marmande.

Né en 1878, Plantié a d’abord été protégé par sa classe d’âge, il appartient à la territoriale, mais, lorsqu’il monte en première ligne au Chemin des Dames en août 1917, il meurt le cinquième jour d’un tir français mal réglé, mal calibré est-il dit. Il a vécu la rage de la séparation, l’obsession du retour à la vie de couple dont il est frustré, il dit ardemment ses sentiments, il est véritablement un révolté, porteur de la haine des « gros », des militaristes et des jésuites presque jusqu’au complotisme (il fait de la séparation des Églises et de l’État l’acte qui les aurait irrémédiablement rendus haineux de la République). On est bien au pays de Renaud Jean qui sera dès 1921 le député communiste – et paysan – de la circonscription en tant qu’élu SFIO en décembre 1920, chose qui n’est pas mentionnée dans le livre.

Les lettres de guerre de Léon Plantié et Jean Gaston Lalumière

Léon Plantié © Archives personnelles de la famille Plantié

Ces deux volumes se lisent comme une incursion vive dans le réel de la fiction qui fait société. Les lettres révèlent le monde d’hier dans la vie escomptée d’un avenir possible mais avec l’insouciance de la fatalité pour l’un, l’épuisement pour l’autre, plus âgé, qui voit des camarades tellement à bout de force qu’ils ne sont pas envoyés en première ligne sans pour autant pouvoir survivre. Ce métatexte se lit aussi vivement que ce qui est écrit sous la double injonction de ne pas aller au-delà de ce que la censure autorise à partir d’août 1915.

Rassurer la famille, voire le scripteur lui-même, se prouver que l’on est encore en vie et confesser des espoirs va à l’encontre du « cafard » (mot d’époque) : les lettres deviennent le fil ténu d’un lien, de réseaux et aussi ce que l’on impute aujourd’hui au commun, ce qui se doit et s’attend de la société, de la famille, du couple dans la singularité de cas individuels et dans l’exceptionnalité de la situation. Ces écrits ont bien pour fonction d’humaniser le présent, ce sont bien des « écritures de la rature » eût dit Barthes, car la répétition en prouve la nature, alors que ces envois hâtifs, non relus, directs de ton, sont très peu raturés. L’horreur vive est liée à ces « je vous en parlerai », « je t’en parlerai », qui reviennent au fur et à mesure que le temps passe. Cette réception a enraciné la mémoire d’une société, mémoire directe pour ceux qui l’ont vécue et ont survécu, ou mémoire indirecte, s’ils ont disparu au front ; et elle a construit le XXe siècle à venir.

L’apport majeur de ces lettres est de remodeler ce qui se sait de la guerre dans son temps vécu, dans la vacuité douloureuse et tranquille du quotidien : des compagnonnages et la fiction du maintien d’un contact avec la famille. Au-delà du roman, le dire vrai de ces écrits au long cours suture le temps dérobé à la jeunesse qui subit la guerre comme une vacance et une attente sans fin, adaptation au presque rien du quotidien loin de toute ligne de force de quelque après-guerre, lequel restera obéré de tous les ravages inhérents à la brutalisation du monde et des hommes.

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