Les petites bêtes

Hors série blanc En attendant NadeauTous deux à la recherche du blanc avec EaN, Elisa Shua Dusapin, remarquée en 2016 dès son premier roman, Hiver à Sokcho (Zoé), et Bruno Pellegrino, qui a publié récemment Dans la ville provisoire (Zoé), proposent un récit écrit ensemble.

La table est déjà mise. Il a sorti les sets en tissu que j’ai entreposés dans un placard au moment de mon emménagement et auxquels je n’ai plus jamais touché depuis. La nudité des assiettes et des verres – ma vaisselle depuis des années, bon marché mais solide et fonctionnelle – semble soudain une chose étudiée. Le métal des couverts. Le bois sombre du poivrier. La lumière qui joue dans la carafe d’eau fraîche. Le bloc de parmesan adossé à la râpe en inox. D’un geste léger, il jette deux ronds en liège sur la table, y dépose la casserole et la poêle qu’il tient sans trembler. Les veines saillent sur ses avant-bras nus. À l’aide d’une large cuillère noire que je ne me rappelle pas avoir achetée, il dresse au creux des assiettes une petite montagne de gnocchis.

– Tout fait maison. Sauce au gorgonzola !

Il saupoudre de persil les boulettes de pâte compacte, irrégulièrement grillées, luisantes et un peu jaunes. Des larves dodues qui grouillent après une pluie d’été. Avec la même cuillère, il puise dans la casserole une généreuse portion de sauce dont il nappe les gnocchis. Ses clavicules bougent à la lisière de son t-shirt. Très onctueux, le liquide glisse avec lenteur dans un bruit de froissement presque imperceptible qui me semble d’une invraisemblable obscénité. Des grumeaux verdâtres flottent à la surface, qui contrastent avec la blancheur de la crème.

– Bon appétit !

Il me tend le poivrier, je fais non de la tête. De la pointe du couteau, j’essaie de trier aussi discrètement que possible le gros des moisissures avant d’extirper une boulette et de la poser sur ma langue. Elle fond dans des saveurs d’ail et de fromage, la lourdeur des arômes finement corrigée par un arrière-goût d’acidité dont je n’arrive pas à saisir l’origine. Je lui en fais la remarque. Il a un sourire éclatant.

– C’est le yoghourt. J’en ai mis dans la sauce pour l’alléger.

Je déglutis. Dans mes mains, le couteau et la fourchette me semblent soudain des corps étrangers. Je les repose et avale une longue rasade d’eau gazeuse.

Je n’ai pas voulu ce repas. Quand j’ai pris la décision de trouver un colocataire, je n’imaginais pas cette promiscuité. Je suis très souvent en déplacement et il paraissait rationnel de proposer la seconde chambre à quelqu’un de propre et discret, qui paierait la moitié du loyer et prendrait soin des plantes en mon absence. Un jour, de retour d’un voyage assez long, j’avais constaté que la terre du ficus s’était recouverte d’une croute blanchâtre. Après coup, j’ai su qu’il ne s’agissait que de calcaire, j’avais mis trop d’engrais, mais le processus était en marche : j’ai fait repeindre tout l’appartement – un beige sobre, plus chaleureux et moins salissant que le blanc – et j’ai passé l’annonce. Il a été le premier à répondre, le seul à visiter. Il m’a tout de suite fait bonne impression. Quelque chose dans sa posture, un mélange de confiance et de désinvolture. Il portait ce jour-là une chemise boutonnée jusqu’au col, retroussée sur les poignets. Je n’ai presque pas hésité.

Depuis qu’il vit ici, je mesure combien les lieux étaient nus, avant. Il a accroché des cadres aux murs de sa chambre et suggéré un tableau pour le salon. Il a acheté un paillasson pour la porte d’entrée. Et puis le frigo est toujours plein. Il rapporte du marché des variétés de laitues dont j’ignorais l’existence, des carottes avec leurs fanes, des barquettes de myrtilles, des cartons d’œufs. Souvent aussi une bouteille d’huile de tournesol, des confitures artisanales, des yaourts de la ferme.

Les écrivains autour du blanc : Elisa Shua Dusapin et Bruno Pellegrino

« Réfrigérateur » © Guillaume Commin

Le malaise a commencé avec les yaourts. Il dit yoghourt. Il dit : j’ai racheté des yoghourts. Il en mange chaque matin mais termine rarement le pot. Il en laisse parfois la moitié, parfois juste un fond, à peine l’équivalent d’une petite cuillère, que n’importe qui se forcerait à finir ou rincerait dans l’évier. Pas lui. Il recouvre le pot d’un carré d’aluminium et le remet au frigo. Cette habitude me répugne. On sait que les bactéries accélèrent leur prolifération une fois le yaourt ouvert. Elles s’organisent en colonies de plus en plus grandes, profitant de l’oxygène pour combler le vide creusé dans le pot, en sortir et déborder, ramper le long des parois, prendre possession de tout l’espace.

Un soir, je lui ai fait part de mes préoccupations. Cela devenait difficile, pour moi, d’ouvrir le frigo et de tomber sur un de ces yaourts entamés, sans pouvoir déterminer à quelle étape de fermentation, voire de décomposition, il se trouvait. Il a souri sans relever les yeux de son ordinateur.

– Ne t’inquiète pas, ça traîne jamais longtemps. En général je finis le pot quand j’ai un creux l’après-midi. Au pire, tu sais, les petites bêtes ne mangent pas les grosses.

Sa mastication active de nombreux muscles sur son visage, creuse ses joues, fait palpiter ses tempes. Il porte une main devant sa bouche, relève les yeux, dit quelque chose que je ne comprends pas, puis me fixe en souriant. Je fais oui de la tête. Il se lève et sort de la cuisine. Je m’aperçois que j’ai chaud. Ma transpiration a fait des auréoles sous mes aisselles. J’ai l’impression subite qu’il a fait semblant de manger, qu’il n’a encore rien avalé.

Il connaît mon dégoût du yaourt entamé. Ce matin, avant de partir, je l’ai vu détacher un pot du lot de quatre. La cuillère quittait ses lèvres humides et replongeait dans le pot, où les germes de sa bouche pouvaient proliférer en moisissures humaines. L’a-t-il terminé, ou bien en a-t-il gardé un fond pour la sauce qui nappe mes gnocchis ? Il faut que je vérifie. Que j’ouvre le frigo. Je pourrais le faire rapidement depuis ma place, sans me lever, en me penchant un peu. Il revient avec une bouteille de sirop, me regarde en haussant les sourcils, j’acquiesce, je veux bien. Il verse un grand trait au fond de mon verre et me ressert d’eau pétillante, et je regrette d’avoir dit oui. Le sucre accélère la fermentation des bactéries. Je les imagine exploser en moi, se multiplier par millions sous la forme de microbulles gazeuses qui tendront mon estomac comme un ballon de baudruche. Je ne dormirai pas de la nuit.

Mais j’ai un voyage très important demain. Je ne peux pas me permettre de tomber malade. Je suis en colère maintenant. Je n’ai pas voulu ce repas. Nous n’avons jamais mangé ensemble, nos rapports se limitent à de brefs échanges sur le seuil de nos chambres respectives. Pourquoi, subitement, a-t-il décidé de célébrer mon départ ? Pourquoi, quand il sait que je ne supporte pas ses lubies lactées, faut-il m’apprendre, de cette mine affable et bronzée, qu’il y a, dans ses petits gnocchis al gorgonzola, du « yoghourt » !

Je n’en mangerai pas. Je m’invente une intolérance au gluten, que je lui annonce de but en blanc. Une expression de dépit voile brièvement son visage, il est tellement désolé, mais son sourire revient : heureusement, il a prévu des poires au dessert.

Il se dépêche de terminer son assiette et refuse mon aide pour la vaisselle. Quand tout s’égoutte sur le comptoir, je le regarde dresser les fruits.

– Je les ai pochées au romarin !

Il s’accroupit, fouille dans le placard, se redresse d’un bond aérien, le pot de miel dans la main. Un miel que j’ai ramené de Grèce, liquide, floral et cher. Je le cachais tout au fond du placard derrière la boîte d’agar-agar. Dès qu’il retire le couvercle, l’odeur embaume la pièce, elle se mélange aux effluves d’huile et de gorgonzola. Il enfonce une petite cuillère dans le pot, l’air d’apprécier la résistance que la masse lui oppose, et la soulève, enrobée d’or. D’une main, il rapproche les deux assiettes. Entretemps, le miel a dégouliné le long du manche, une goutte va tomber. Il la rattrape avec sa langue.

– Mon dieu, ce miel…

Il ferme les yeux. Je ne sais pas quoi répondre. Je le regarde lécher la cuillère tout entière. Puis il la replonge dans mon pot et la fait tourner, encore et encore, avant d’extraire une généreuse portion de miel en veillant, cette fois, à ce que rien ne coule, sauf sur les poires, qu’il arrose avec lenteur et qu’il me sert ensuite, sans se départir de son sourire.


Dernier livre paru d’Elisa Shua Dusapin : Vladivostok Circus (Zoé, 2020).
Dernier livre paru de Bruno Pellegrino : Dans la ville provisoire (Zoé, 2021).

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