Un fils de Javert

On aime qu’un livre nous conduise ou nous ramène à un autre. Et de cet autre à d’autres, comme si lire était fureter dans une bibliothèque. Terra Alta, le roman de Javier Cercas, est un écho aux Misérables. Le personnage qui change la vie de Melchor, héros de ce roman, c’est Javert. Comme lui, il est devenu policier pour affronter le mal, avec ou sans majuscule. Comme lui, il prend le risque d’être injuste. Comme Les Misérables, aussi, Terra Alta est un roman populaire, et un « polar ».


Javier Cercas, Terra Alta. Trad. de l’espagnol par Aleksandar Grujicic et Karine Louesdon. Actes Sud, 320 p., 22,50 €


Le nouveau roman de Javier Cercas commence en effet par un crime atroce. Un couple de vieillards, les Adell, est retrouvé dans sa demeure isolée, assassiné après avoir été torturé. Ceux qui ont commis le meurtre n’ont apparemment pas de mobile. Tout a été réalisé avec minutie, la sécurité a été désactivée, aucune image n’est donc restée sur les diverses caméras de surveillance. Le vieil Adell est patron d’une entreprise en cartonnage, il possède des usines au Mexique et ailleurs, il est le maître dans la région. Il a des ennemis, comme il sied à ce genre de personnage, et toutes les pistes seront à explorer. À condition qu’on veuille bien le faire.

Melchor se trouve le premier sur les lieux. Il est policier depuis quatre ans et son premier vrai poste, il l’a pris en Terra Alta où sa hiérarchie l’a envoyé, moins parce qu’il débutait et devait faire ses preuves dans cette région abandonnée de la riche Catalogne que parce qu’il devait retrouver un certain anonymat après une action d’envergure : il a neutralisé des terroristes lors d’un des attentats islamistes qui ont frappé l’Espagne en 2017. Melchor fait partie d’une escouade comme on en trouve dans bien des commissariats et bien des romans se déroulant dans et autour d’un commissariat, en Espagne et ailleurs.

Terra Alta, de Javier Cercas : un fils de Javert

Javier Cercas © Jean-Luc Bertini

Il faut dire ici que Javier Cercas n’est pas connu comme auteur de polars. C’est sa première incursion dans le genre. Un deuxième roman mettant en scène Melchor vient de paraître en Espagne, et deux ou trois autres devraient faire de ce policier un lointain confrère du Pepe Carvalho de Manuel Vázquez Montalbán. Très lointain. Encore que… Un bon polar a un arrière-plan social, politique ou historique et la cité qu’arpente Carvalho n’est pas un décor sans âme. Les paysages de Cercas non plus. Dans Le monarque des ombres, il évoquait ce lieu dans lequel un de ses parents, proche des phalangistes par une sorte d’idéalisme abstrait, est mort lors de la bataille de l’Èbre.

Mais la différence majeure entre eux deux est que Carvalho est un lent, sans trop d’illusions sur l’humanité, et un gourmet et gourmand, qui flâne dans Barcelone. Melchor n’en a pas le temps, encore moins la patience. Il est d’une autre génération, et son histoire est assez chaotique, ou cahoteuse. La mère de Javert était tireuse de cartes, son père aux galères. La mère de Melchor est prostituée dans la capitale catalane et il ignore qui est son père. L’envie d’entrer dans la police est venue au jeune homme pendant qu’il accomplissait sa peine dans une cellule. Il a rencontré dans l’établissement pénitentiaire un certain Guille, surnommé le Français, qui l’a incité à lire les romans du XIXe siècle, et d’abord Les Misérables. Melchor décide d’entamer des études, et, à sa sortie, il passe les concours et est engagé. Son talent au tir, acquis quand il œuvrait pour un cartel de Colombiens, le fait remarquer. Un peu trop, on l’a dit. L’exil en Terra Alta s’impose.

Cette région du sud de la Catalogne est, avec la Manche et l’Estrémadure, l’une des plus oubliées du pays. Rien ne s’y passe et chaque fait divers semble un événement. Le narrateur décrit une routine que ce meurtre sauvage a profondément troublée. Melchor, jusque-là, a seulement pensé à ce qui motivait son engagement : retrouver les assassins de sa mère, accomplir sa vengeance au risque de transgresser les règles. Pour ce qui est du meurtre des Adell, il doit mener l’enquête, dont nous ne dirons quasiment rien puisque le lecteur doit garder tout le plaisir de tourner les pages. Un plaisir impatient. Disons seulement que le jeune policier doit là aussi transgresser les règles, puisque sa hiérarchie, faute de pistes, veut enterrer le dossier. Melchor est bien seul. Et obstiné.

Terra Alta, de Javier Cercas : un fils de Javert

Arrêtons-nous plutôt sur le tournant que prend Cercas avec ce roman. J’ai parlé de romans populaires. Alors que Victor Hugo le questionnait d’un simple « ? » au sujet de l’accueil des Misérables au moment de la parution de l’ouvrage, l’éditeur répondait : « ! ». Le livre connaissait un incroyable succès public : chaque foyer en avait un exemplaire. Nombre d’enfants ont appris à lire avec l’histoire de Cosette et de Gavroche. Ou bien ont enragé quand Bamatabois humilie Fantine et que Thénardier pille les cadavres de Waterloo. Le roman populaire est d’abord une source vive d’émotions, avec démesure chez Hugo, voire excès. Mais on aime cet excès. Cercas crée des émotions, ne serait-ce qu’à travers des personnages comme Olga, la compagne de Melchor, ou Armengol, un survivant de la guerre civile que l’on découvrira vers la fin du roman. Il reste cependant le Cercas des Soldats de Salamine (2001), d’Anatomie d’un instant (2009) et de L’imposteur (2014). L’Histoire est là, dans toute sa complexité, avec ses contradictions, ses zones incertaines. Hugo est le romancier de l’antithèse, des contrastes intenses, Cercas est plus proche de Flaubert. Il aime, chez l’auteur de L’éducation sentimentale, l’absence de jugement. Chacun a ses raisons, ses chances, et le lecteur est seul juge. Le narrateur reste à distance, souvent factuel. La construction choisie fait alterner l’histoire personnelle de Melchor et l’enquête qu’il mène avec ses compagnons. D’un côté un personnage nait, qui reviendra, de l’autre une région, une équipe, des événements qu’une dernière partie du roman clôt, une résolution comme on en trouve dans ce type de récit. Cette alternance peut sembler schématique, elle a le mérite de la clarté.

Reste le parti pris pour Javert. Il peut étonner. Le personnage principal des Misérables est pour la plupart d’entre nous Jean Valjean. Son contraire (ou ennemi) nous fascine, ses doutes et sa mort plus encore, mais qui l’admire ? À ces deux personnages on peut en « préférer » un troisième, hélas plus « moderne » : Thénardier. Il manipule ses enfants, maltraite (plus subtilement que sa femme) la petite Cosette, il ment, vole et s’insinue ; il réussit à s’enfuir aux États-Unis pour y devenir marchand d’esclaves. Au fond, Thénardier a tout compris de la société d’aujourd’hui. Personnage idéal pour un prochain Cercas ?

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