Les poètes russes d’aujourd’hui

Il y a une impression de fraîcheur à entrer dans l’univers de la poésie venue de l’Est – russe dans le cas présent – qui rappelle les Livres d’or de la poésie française contemporaine (1940-1960) édités par Pierre Seghers en 1969, modestes et rayonnants. Comme un pont entre passé et avenir. « Qui saura avec son sang / Ressouder les vertèbres de deux siècles ? [1] ». Non que beaucoup d’auteurs présentés dans cette anthologie de poètes contemporains restent attachés à une prosodie traditionnelle – peut-être est-ce seulement que leur langue incline au chant par ses modulations et son rythme, ce qu’inévitablement la transposition en français gomme en grande partie. Mais cela tiendrait peut-être à ce que la poésie russe a toujours eu et garde un équilibre entre l’âme et l’esprit – entre l’émotion et la réflexion.


Anthologie de la poésie russe du début du XXIe siècle. Édition bilingue. Sous la direction de Tatiana Victoroff. Introduction de Tatiana Victoroff et de Marco Sabbatini. Postface de Michelle Finck. Trad. du russe par Jean-Louis Backès, Hélène Henry, Hélène Klépinine-Arjakovski, Paul Lequesne, Véronique Lossky, Jean-Baptiste Para, Daniel Struve, Chistine Zeytounian-Beloüs. Ymca-Press, 333 p., 17 €


« Je considère que seuls les mouvements de l’âme sont dignes de devenir écriture », dit Olga Tabatchnikova, née en 1967. Pour autant, cette poésie de l’âme n’est pas poésie du « moi », et cela lui donne sa saveur particulière. Poésie narrative souvent, descriptive, scènes de tous les jours (par exemple « Tombe la neige » de Sergueï Gandlevski), scènes historiques, ou décrivant le contemporain sous le couvert de l’historique comme « Adoration des Mages » d’Alexandre Tankov, poésie usant de biais pour dire sans dire, pour déjouer des censeurs, mais toujours en prise directe avec une réalité : en Russie le poétique se veut d’abord un réalisme.

« Il est sûr que “ce temps de détresse” dont parle Hölderlin la poésie contemporaine, qui a été confrontée à ses débuts au régime soviétique, en a fait l’expérience (au sens étymologique de ce terme issu du latin periri : traversée d’un péril) la plus dure. Et ce qui frappe avant tout ici c’est la force de nécessité de cette poésie russe, pour qui la réponse à la question hölderlinienne est vitale », écrit la postfacière, Michelle Finck. Et elle continue : « c’est ce qui touche d’abord le lecteur français, qui aimerait que la poésie française soit parfois davantage habitée elle aussi par cette force de nécessité tout à fait exemplaire ». Selon les préfaciers, Tatiana Victoroff et Marco Sabbatini, la poésie russe porte « ce quelque chose qui pourra peut-être libérer la littérature française du cercle clos de l’esthétisme et de l’autosuffisance ». Ce qui ne signifie pas qu’on souhaite malheur à un pays et des tribulations à ses créateurs : si tant est que Musset ait raison, que l’homme – le poète – soit un apprenti et la douleur son maître, la « nécessité vitale », quand elle n’est pas imposée aux poètes par les vicissitudes collectives, ils la trouvent dans le décours de leur vie, car il n’en est pas sans épreuves. Mais c’est peut-être d’être aux prises avec des épreuves communes qui donne un ton particulier à cette anthologie.

Celle-ci se veut la continuatrice des anthologies de Nikita Struve du XIXe et du XXe siècle, aux mêmes éditions Ymca-Press. Elle est construite en trois parties : les poètes actifs avant 1989, puis ceux qui n’ont pas connu le régime soviétique, enfin ceux qui vivent hors de Russie, dans l’ancien empire ou ailleurs dans le monde. Mais tous pourraient dire comme Olga Tabatchnikova, qui vit entre l’Angleterre et la Russie : « En réalité je ne suis allée nulle part : j’ai continué à vivre là où j’ai toujours vécu, dans la langue russe ».

Anthologie de la poésie russe du début du XXIe siècle

La difficulté de présenter une anthologie c’est sa raison d’être même. D’être un ensemble, d’abord, alors que chaque poète est une voix unique. D’être un choix forcément limité pour chacun : un appât et un retrait – de plus, le bilinguisme réduit nécessairement et l’espace dévolu à chacun et le nombre des poètes retenus (la préface promet une suite). Difficile de privilégier l’un plutôt que l’autre, partant difficile de citer. Chaque lecteur y fera son chemin, sagement linéaire ou à sauts et à gambades.

La brièveté inhérente au genre est compensée, comme c’est la règle, par les notices : s’y lève un peuple qui louvoie entre les obstacles, avec ses victoires pas à pas. Le parcours des poètes russes, au moins ceux nés avant les années 1970, ne ressemble pas à celui de leurs frères français, plus directement insérés dans les domaines de l’écriture. Beaucoup ont des parcours scientifiques, beaucoup des carrières vagabondes, surtout ils ont connu la difficulté d’être publiés autrement que sous le manteau (du samizdat), ou à l’étranger. En Occident, les difficultés de la publication viennent du désintérêt supposé des lecteurs et donc du désintérêt commercial. En Russie, de trop d’intérêt du pouvoir. La coupure de la perestroïka ouvre tout de même l’horizon éditorial, avec cette ironie : « En 1990 les tirages des livres ont été pratiquement divisés par cent », écrit Grigori Kroujkov dans sa notice autobiographique – car une particularité des notices c’est que plusieurs sont rédigées par les poètes eux-mêmes, « une œuvre en soi » dit la préface.

De ces notices, autobiographiques ou non, ressort une constante : on voit à quel point sont vitales les rencontres physiques avec les autres poètes, leurs liens, leurs réseaux, leur solidarité. Rencontres intellectuelles aussi, bien sûr : ils se veulent, se ressentent tributaires et dépositaires de la poésie russe et européenne. Un talisman contre les tempêtes. Elena Schwarz : « Quant à mon histoire intime elle est longue et obscure… J’ai écrit une sorte de biographie en aphorismes, c’est plutôt une histoire intellectuelle… Cela s’appelle  » Définition par mauvais temps »… »

Partout des échos des œuvres aimées. Anatoli Naïman, par exemple, dans « Berceuse pour Sophie » (1999), reprend le thème du sommeil de John Donne, ouvrant ainsi à la fois sur la poésie anglaise et sur l’Élégie à John Donne (1963) de Joseph Brodsky : bien moins poésie de la culture que poésie du lien et du passage de flambeau. Un détail revient dans presque toutes les notices : l’énumération des langues dans lesquelles ces poètes ont été traduits, signant encore cette nécessité non seulement de respirer avec l’autre, le proche, le semblable, mais aussi par-delà, avec l’autre venu d’ailleurs. Un autre détail, peut-être aussi significatif : un seul poète présenté ici est né après 1980.

Le livre se clôt, comme un adieu, par « Action de grâce » d’Elena Schwarz, un Magnificat d’une simplicité réduite à l’os, écrit après son opération d’octobre 2009. Elle est morte le 11 mars 2010.


  1. Mandelstam, 1923, dans Tristia, traduit par François Kérel (Gallimard, 1975).

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