Un monde violent à plein temps

Le recueil de nouvelles Friday Black de Nana Kwame Adjei-Brenyah, paru aux États-Unis en 2018, mêle dystopie et jeu de massacre. Il a de quoi étonner et réjouir, tant sa charge contre le consumérisme, la violence et l’injustice raciste fait flamber l’hyperbole sans renoncer à l’empathie. Iconoclaste et espiègle, inventif et futuriste, il marque le territoire de la satire.


Nana Kwame Adjei-Brenyah, Friday Black. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Roques. Albin Michel, coll. « Terres d’Amérique », 258 p., 21,90 €


À vingt-huit ans, Nana Kwame Adjei-Brenyah, écrivain d’origine ghanéenne né dans le Queens de parents immigrés, semble déjà compter, grâce à ce recueil de douze nouvelles, parmi les voix afro-américaines qui apportent dynamisme et nouveauté. Comme le personnage du jeune homme préparant son entrée dans le monde du travail en ajustant son degré de noirceur, il apparaît « en colère, vivant et libre ». Et son humour décapant enchante les étudiants lecteurs du Harvard Crimson.

En résonance avec l’actualité américaine, Nana Kwame Adjei-Brenyah semble à chaque fois partir de circonstances très ordinaires, à commencer par la folie du « Black Friday », observée par un vendeur à l’œuvre dans un immense centre commercial. Mais, en une quinzaine de pages, la nouvelle (stratégiquement placée au centre du recueil) fait aussitôt surgir la démesure, « un hurlement d’humains affamés » avançant au pas de charge et toutes griffes dehors, poussant des hurlements. Il y aura du sang, des gens étalés sur des bancs et des pieds qui dépassent des poubelles, pour couronner un franc succès commercial.

De même, la nouvelle au charme ironique « Dans la vente » se déroule sur fond de suicide d’une caissière de Taco Town, tandis que, dans « Comment vendre un blouson selon les recommandations du Roi de l’hiver », le seigneur des soldes nous guide dans ses rets et rayons. Des évidences du quotidien, donc : la société consumériste, celle du chiffre, de la prouesse économique et de l’avidité. Autre lieu éminemment populaire : le parc de loisirs, ici Zimmer Land, un parc à thème placé sous la figure tutélaire de la justice, où le racisme devient sport national, calibré, orienté vers la sauvagerie dans un univers d’attaques et de combats, de transgression tarifée, où le client vient pour cogner, où s’enchainent les situations extrêmes dans une perversion des super-héros qui depuis un siècle nourrissent l’imaginaire américain.

Friday Black, de Nana Kwame Adjei-Brenyah : un monde violent

Nana Adjei-Brenyah © Limitless Imprint Entertainment

C’est encore le racisme exaspéré qui, dans la très belle nouvelle qui ouvre le recueil, « Les 5 de Finkelstein », insuffle son énergie et sa puissance d’évocation, à la fois de la fréquence des meurtres et de l’impunité, avec le rappel des cinq petits Noirs découpés à la tronçonneuse par un Blanc, devant la bibliothèque Finkelstein, en Caroline du Sud, un Blanc plaidant la légitime défense et acquitté après une courte délibération. Cette nouvelle apparait à l’auteur comme essentielle et c’est la raison pour laquelle il la place en premier, de manière qu’elle soit lue à tout prix. Elle devrait faire prendre conscience de l’immense épuisement de l’homme de couleur qui doit s’ajuster sans cesse au regard de méfiance, qui doit sans cesse jouer avec les codes dominants. Des faits, des scènes sans commentaires, une brutalité animale sans garde-fou, un territoire social plutôt que la sphère intime.

L’avenir reste l’une des préoccupations majeures du jeune Nana Kwame Adjei-Brenyah, qui multiplie les questions : comment se faire recruter lors d’un entretien d’embauche lorsqu’on est noir ? avec quel degré d’adaptation et d’authenticité se présenter et se représenter ? que va dire le médium consulté, un charlatan qui joue avec opportunisme sur les craintes et les incertitudes? quelle descendance peut-on espérer ? des enfants ? des avortons inachevés ? quel bien-être qui ne soit sorti de la pharmacopée ? quelle école, quel hôpital propose la société ? Le recueil s’apparente à une spirale ponctuée d’explosions pour donner une visibilité. Dans chaque domaine, des réponses déjantées : le corps social est déjà en voie de désintégration.

Ainsi, à partir de gens ordinaires placés en situation extraordinaire, Nana Kwame Adjei-Brenyah emballe la mécanique, joue de l’humour, pousse un cran de plus, amorce un revirement de dernier moment qui met à nu la grande fragilité de la société américaine. Cracheur de fantastique comme ses personnages de la nouvelle « Cracheuse de lumière », il bouscule. Bienvenue là où les anges ont des cornes incandescentes, où les républicains des campus tiennent le meeting « Libres de haïr », où les fantômes dialoguent, détachés du temps et de l’espace. Les douze nouvelles donnent aussi à voir des victimes de fusillades – expérience vécue par l’auteur –, des étudiants qui adhèrent à la Confrérie des Noirs tristes et solitaires, en marge d’une société de mutants égarés. Un livre sombre pour faire voir la vérité, à la limite du déviant, mais dont le ton n’est jamais revanchard, car tout peut arriver dans des circonstances apparemment banales. Ainsi l’angoissant passage aux urgences – dans « L’hôpital où », séquence sensible d’humanité et d’égarement – va-t-il, dans sa chute, permettre une envolée messianique.

Le paysage littéraire américain a toujours su ménager une belle place à la nouvelle, de Francis Scott Fitzgerald à Flannery O’Connor, de Richard Ford à Anthony Doerr, tandis que la sélection opérée par les revues engendre une relève de nouveaux écrivains, tant et si bien que la nouvelle devient l’antichambre du roman à venir. Parions que Nana Kwame Adjei-Brenyah, dont l’ambition est d’élargir l’imagination collective, sera sauvé de la dégringolade américaine par le mystérieux Dieu aux Douze Langues qui promet de lui donner des yeux neufs et de faire fructifier sa souffrance : « Je peux te donner le pouvoir d’être partout. De guérir le monde, de posséder le temps. De transformer le mensonge en vérité. De changer le jour en nuit et la nuit en jour. » Belle occasion de glisser dans le réalisme magique, de suivre le dieu tutélaire des écrivains, celui de George Saunders qui lui a montré qu’il faut rire dans les ténèbres, de Tommy Orange, de Colson Whitehead, qui soutiennent les débuts de ce jeune lauréat des grands prix littéraires. Une voix qui entend rappeler par ce titre, Friday Black, que ce qui semble familier dérape à tout moment, que la question raciale se pose au cœur du quotidien américain, que le monde est violent à plein temps.

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