La maladie du pouvoir  

Le pouvoir est supposé rendre fou, à moins qu’il ne faille être un peu fou pour désirer le pouvoir. Ce topos remonte à l’Antiquité et reste vivace. Les exemples concrets ne manquent pas de chefs d’État malades, mais que prouvent-ils, entre préjugé populaire et malveillance des opposants ? Y a-t-il beaucoup de sens à formuler un diagnostic rétrospectif sur la base d’une documentation qui n’était assurément pas fondée sur nos normes médicales ? Un ensemble d’historiens réfléchissent à la « bonne santé » des empereurs romains et à son implication politique.


Anne Gangloff et Brigitte Maire (dir.), La santé du prince. Corps, vertus et politique dans l’Antiquité romaine. Jérôme Millon, 276 p., 27 €


Il y eut la maladie de Georges Pompidou, dont il mourut bien avant la fin de son mandat présidentiel. Il y eut celle de François Mitterrand, qui ne l’empêcha pas d’exercer jusqu’au terme son mandat et même d’en accomplir un second. Dans les deux cas, elles sont avérées mais la question demeure posée : eurent-elles des conséquences politiques ? Et, dans l’affirmative, en quel sens ? S’agissant de Pompidou, on a évoqué un immobilisme avec lequel devait rompre son successeur, Valéry Giscard d’Estaing. Comment savoir si ce conservatisme ne correspondait pas tout simplement à une orientation politique délibérée ? Et est-il en quelque manière regrettable qu’un chef d’État veuille cacher son éventuelle maladie ?

De plusieurs empereurs romains, les historiens anciens ont laissé des portraits peu flatteurs qui sont restés associés à leurs noms. Évoquer Caligula, Néron, Domitien, Commode, Élagabal, c’est immédiatement appeler l’image de fous sanguinaires ou ridicules. Les manuels d’histoire romaine destinés aux collégiens n’en retenaient rien d’autre. Face à cette imagerie, deux attitudes sont possibles : celle du doute porté sur la valeur documentaire de ces portraits ravageurs, celle des savants du XIXe siècle qui lisaient de près ces historiens et s’efforçaient d’en déduire un diagnostic rétrospectif.

Même si elle n’est plus de mise, cette seconde démarche était loin d’être absurde. Nous ne pouvons qu’y être sensibles en ce temps d’épidémie qui suscite un intérêt pour les descriptions anciennes de « pestes ». Il n’est pas indifférent que la description de la « peste d’Athènes » que fait Thucydide évoque chez les historiens de la médecine un typhus, ou que celle que subit Marc Aurèle en 169, et qui tua Lucius Verus son co-empereur, ait été une variole. Le grec loimos et le latin pestis ne devraient plus être traduits par « peste » mais par « épidémie » au sens le plus large du terme. Sachant cela, pourquoi ne pas appliquer à la description ancienne des « folies » ce que l’on applique avec succès à des récits de « pestes » ? Pourquoi la description d’une maladie mentale serait-elle forcément moins crédible que celle d’une maladie corporelle ? La réponse est claire même si ses conséquences ne le sont pas : c’est que le portrait des empereurs « fous » apparaît clairement fondé sur des stéréotypes identifiables.

Anne Gangloff et Brigitte Maire (dir.), La santé du prince. Corps, vertus et politique dans l’Antiquité romaine

« Vespasien alité » (1545) © Gallica/BnF

Depuis Hérodote et Euripide, « le tyran » est un type littéraire dont les constantes ne vont cesser de se répéter, de Platon à Cicéron et aux historiens de l’époque impériale. Il va de soi que le type du tyran comporte, outre la démesure et l’arbitraire de la violence, une forme de folie qui s’apparente plutôt au tableau clinique de la paranoïa. Quand, au XXe siècle, on qualifie Hitler et Staline de « paranoïaques », on pense formuler un simple constat, aussi objectif que peut l’être un diagnostic médical. Or, on ne fait que ressasser le même jugement que l’on formule depuis deux millénaires et demi à propos de ceux que l’on tient pour des tyrans : ce sont des fous. Et un tel jugement se retrouve accompagné d’anecdotes probantes – que l’on a déjà lues chez un autre auteur, à propos d’un autre tyran. Cette répétition ne signifie certes pas que ces anecdotes auraient forcément été inventées. C’est ainsi qu’il n’est pas difficile de comprendre en quoi l’exercice de la tyrannie a une composante sexuelle, qu’il serait délicat de mettre en avant à propos de Hitler mais que nous retrouvons s’agissant de tel potentat de l’industrie cinématographique. Un tyran se permet tout, donc aussi les pires dépravations sexuelles.

Plus surprenante pour nous est la mise en avant de la laideur supposée du tyran. Nous pourrions comprendre le comportement tyrannique comme la compensation d’une laideur, d’une calvitie précoce, d’une trop petite taille : l’amateur de « grands Aryens blonds » était plus petit que la moyenne et pas vraiment blond. Ce n’est pas de ce point de vue que les Anciens insistaient sur la laideur ou la difformité des tyrans, dont les jambes sont trop maigres, les pieds trop gros, le corps mal proportionné. C’est dans une perspective physiognomonique associant la beauté ou la laideur de l’âme à celle du corps. Puisque le tyran est l’incarnation de tout ce qui est mauvais, il est conforme à l’ordre des choses que son apparence corporelle soit elle aussi mauvaise en tout. D’où la dimension caricaturale des portraits anciens de Caligula, Néron et autres Domitien. De ce dernier, Suétone dit ainsi qu’il avait « les doigts de pied trop courts », qu’après la beauté de sa jeunesse il aurait été « enlaidi par la chute de ses cheveux, par l’obésité de son ventre, par la maigreur de ses jambes ». Les pieds crochus seraient caractéristiques de l’indécence sexuelle…

Pour les Anciens, la question de la beauté et de la laideur est associée à celle de la bonne ou mauvaise santé. La bonne santé témoigne de la capacité de l’empereur à prendre soin de son corps, et donc de sa capacité à gérer l’Empire, ainsi que du soutien des dieux à son action politique. Si, comme cela fut dit de Caracalla, la santé de l’empereur est mauvaise, sa légitimité même peut se trouver mise en cause. L’argumentation peut fonctionner dans les deux sens : déduire la mauvaise santé d’une illégitimité supposée, ou aussi bien insister sur la résistance physique du « bon empereur ». On nous explique donc que Marc Aurèle, non content d’avoir résisté à une épidémie qui emporta son co-empereur, avait assez de force pour supporter le froid de longues nuits sous la tente quand il s’agissait de défendre les frontières septentrionales de l’Empire.

Il ne suffit pas de prendre conscience de ces présupposés, tant littéraires qu’idéologiques, pour lire correctement les portraits que les auteurs anciens ont faits des empereurs fous. Il faut aussi tenir compte de leurs engagements politiques souvent explicites. Tacite présente la dynastie julio-claudienne comme la succession d’un vieux maniaque, d’un jeune fou, d’un imbécile et d’un demeuré. Après quoi, il y aurait certes eu Vespasien et Titus, mais suivis de leur fils et frère, ce fou de Domitien. Cela fait beaucoup ! Mais Tacite écrit sous Trajan, le quasi-fondateur de la dynastie suivante, celle des Antonins. Celui qui fut qualifié d’optimus princeps par le Sénat et par le peuple fut sans doute un grand empereur, un redoutable chef de guerre, le restaurateur de l’idéal augustéen, l’auteur d’une politique sociale. Tout cela peut expliquer l’admiration que devait lui porter Machiavel, et déjà celle de Tacite. Comment mesurer la part d’allégeance du grand historien et celle de la satisfaction de vivre en un temps plus heureux que les précédents ? Le plus sage est de reconnaître que cela nous est impossible – et, partant, d’évaluer de façon crédible ce qu’il en fut réellement de la santé, en particulier mentale, des empereurs décrits comme des tyrans fous.

De manière générale, il nous est aisé de constater qu’une des caractéristiques des « mauvais empereurs » est d’avoir pratiqué une politique insuffisamment favorable à l’aristocratie sénatoriale. Il serait cependant aussi naïf d’en faire une explication générale que de lire comme autant de diagnostics psychiatriques des variations sur le thème du tyran. Notre difficulté à bien évaluer ces textes tient en particulier au fait que nous avons appris à distinguer ce qui relève du religieux, de la médecine, de la politique. S’y ajoute une transformation radicale du pouvoir politique. Même dans les pires tyrannies modernes, personne ne dispose d’un pouvoir aussi peu borné que celui d’un empereur romain. En même temps, l’énormité de l’Empire romain et la diversité des peuples qu’il rassemblait avaient pour conséquence que nul n’avait autant de pouvoir sur l’ensemble du peuple que le chef d’un de nos États démocratiques. Le pouvoir d’un empereur romain n’est gigantesque que sur ses proches ; sa réalité s’amenuise à mesure que l’on s’éloigne du Palais. D’où l’importance politique que prend la santé de cet autocrate.

Pour rendre compte de cette complexité, le choix judicieux fait par les deux coordinatrices de ce livre a été de demander aux divers auteurs de resserrer la focale afin de centrer leurs articles sur un point très précis qui pouvait être la santé du « bon empereur » Marc Aurèle, la pathologie d’un Caligula ou les phobies d’un Domitien, et, à chaque fois, de comparer tout ce qui a pu en être dit par tels et tels auteurs anciens. Une fois lu le livre entier, le lecteur en retient certes quelques faits précis, mais surtout l’effet produit par la méthode adoptée : comprendre combien il est illusoire en la matière de tirer des conclusions simples et univoques. Plus encore qu’à l’éloignement, cela tient à l’importance de la question même, au cœur de toute réflexion sur ce qui apparaît comme un enjeu majeur de la pensée politique. On peut affecter de ne pas s’en soucier mais on ne saurait juger politiquement négligeable l’état de santé de qui exerce le pouvoir. Grâce à ce livre d’historiens, nous y voyons plus clair, sur les empereurs romains certes, mais aussi sur une question fondamentale de toute politique.

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