Traverser les mirages

Longtemps auteure de récits destinés à la petite enfance et à la jeunesse, Marie-Sabine Roger publie Loin-Confins, un récit d’enfance aux allures de conte merveilleux. Tanah, neuf ans, est la destinataire privilégiée des récits épiques et altiers d’un père rêveur et mélancolique. Le roman s’invente à mesure qu’il s’écrit, jusqu’à libérer le lecteur trop crédule de ses beaux atours, et lui révéler ses réels ressorts. Les récits oscillent, les tonalités miroitent, les histoires, avec le temps, se racontent autrement.


Marie-Sabine Roger, Loin-Confins. Le Rouergue, 208 p., 18 €


C’est très souvent l’évocation d’un territoire ensoleillé et sauvage, lointain et isolé. Il y a un lac, des falaises, des rivières, un bois. Les lieux surgissent dans toute leur virtualité, à travers leurs noms, « l’océan Frénétique », le « lac Vert-Mousse », la « rivière Blanc-Coton ». C’est une végétation luxuriante dont Marie-Sabine Roger énumère « tous les verts possibles », et qui rivalise fortement avec la « vallée sinistre » face au « quatre-pièces-cuisine » de la famille Mollet. François Mollet, alias « Agapito Ier, Souverain de Loin-Confins et des contrées annexes, Patelin, Pétrassel, Macapète et Mouk-Mouk », narre à sa fille Tanah les subtilités colorées qui composent l’archipel de Loin-Confins, souvent à l’heure de la veillée, sous un ciel de nuit parsemé d’étoiles fictives. Depuis leur balcon, et au rythme des courants d’air, il lui raconte l’histoire de leurs illustres ascendants. Dans la tradition du miroir des princes, il lui prodigue une « leçon ».

Dans les premières phrases du roman, on pense d’abord évoluer dans le conte brodé de Loin-Confins, tant l’affabulation créatrice du père, dont les récits sont habilement enchâssés dans une narration menée au présent, prend les devants de la scène inaugurale du premier souvenir d’enfance. C’est pourtant à travers quelques phrases placées en incise, et au gré des tournures hypothétiques et des nombreux futurs à valeurs d’anticipation, qu’apparaissent les contours plus nuancés de la souveraineté du père. Le roman semble ainsi s’engager dès le début sur cette ingénieuse et fragile ligne de crête, où viennent se lire de manière à peine voilée les premiers signes de la trompeuse condition de roi, annonçant ainsi et comme par degrés son envers bien connu.

Loin-Confins est un roman astucieux et composite. Il met allègrement en scène ses propres fables, s’amplifie à travers elles, puis semble évoluer à rebours de celles-ci, pour mieux les éluder. À la manière d’un récit de vie, le roman retrace la trajectoire de Tanah, dont l’enfance « inventée » détermine le reste de la vie d’adulte. Au gré du souvenir-écran de la légende de Loin-Confins, l’instance narrative récapitule ses épisodes marquants, jusqu’à en faire jaillir l’événement majeur et pivot : la révélation brutale de la folie du père. Les discours s’entremêlent, et le roman semble épouser tout du long ce mouvement ambivalent qui fait reluire les ficelles dorées du « pays-paradis » de Loin-Confins de la « Tanah enfant », en même temps qu’il met au jour le regard distancié, critique et parfois amusé de la « Tanah adulte ».

Marie-Sabine Roger, Loin-Confins

C’est sans doute un des procédés habiles de Marie-Sabine Roger que de faire commencer le récit par celui de Loin-Confins, et de refouler au plus loin le temps de l’illusion, la réalité pathétique de la folie du père. Car c’est dans cet intervalle fragile de l’enfance illusionnée que l’auteure restitue avec justesse les contours délicats et singuliers de l’enfance. À travers la grande polysémie du texte, Marie-Sabine Roger libère une langue pointilleuse et inventive. Elle parvient à rendre cette perception enfantine qui ne cessera jamais d’être l’appui enchanteur du roman. Elle retranscrit les divers fourvoiements de l’enfant, sa candeur, sa perception lacunaire en même temps que l’imaginaire parental qui la structure, à l’arrière-fond œdipien bien marqué.

Loin-Confins, dans son déploiement, raconte l’exploration d’un récit aux mille tours. Il diffracte progressivement les signes qui le composent, dont le sens latent n’est jamais d’emblée restitué, ni même attendu, pour la protagoniste comme pour le lecteur. Marie-Sabine Roger joue astucieusement de ce ressort à deux étages du corps de la fable et de sa morale, pour mieux faire surgir les multiples retards d’élucidation entre sens littéral et sens figuré. À mesure que l’on avance dans le conte, c’est en réalité dans les arcanes de la folie du père que l’on s’introduit, autrement dit dans l’histoire qu’il se raconte. Toute la poésie des noms qui s’évapore, cette langue poétiquement trouvée capitule devant les locutions figées du langage courant. Le récit magnifié des origines à la lignée douteuse glisse fatalement vers la recherche documentaire d’archives photographiques et de témoignages familiaux.

Au fil du récit, les virtualités fictionnelles reprennent pourtant sensiblement leurs droits. C’est la rémanence d’une trace de buée fugace sur une vitre d’hôpital qui esquisse le royaume perdu momentanément retrouvé. C’est, plus tard, la réappropriation personnelle et plus poétique du mot « folie », dont la protagoniste, adulte, se remémore l’étymologie latine, ce mot de la même famille que « feuille », engageant ainsi la jeune femme à appréhender autrement les délires de son père, à les envisager comme une vulnérabilité source de nouvelles images, végétales et aériennes.

Le roman de Marie-Sabine Roger relate ainsi autant la trajectoire douloureuse d’un père en proie à la folie que la complicité poétique qui l’unit à sa fille. Il met en avant les possibles incidences du récit imaginaire de Loin-Confins sur la vie de la « Tanah adulte », comme pour inscrire ici la véritable question du texte : l’incidence déterminante d’une narration sur une vie. Le roman creuse ainsi la question de la force ressourçante et vivante de la fiction. Il met en lumière la part de transmission favorable qu’elle génère, et semble dire que cette part relève d’une exaltation qui n’en dit pas moins une violence.

On peut regretter que le roman de Marie-Sabine Roger vienne, au fil des pages, se perdre dans ses propres ficelles fictionnelles. Car à mesure que les divers micro-récits du conte disparaissent de la trame narrative, le roman pâtit des divers discours explicatifs que l’auteure convoque et qui pèchent souvent par leur simplicité. Marie-Sabine Roger fait notamment appel au modèle psychanalytique, en particulier pour dépeindre la relation de l’enfant à ses parents, et brosse en ce sens des portraits souvent comiques – la sévérité accentuée de la mère, l’idéalisation souveraine du père – mais qui s’offrent comme de pâles répliques parentales personnifiées, dont il semblerait qu’il ne soit jamais question de contrevenir à la représentation simplifiée.

Au fil du roman, le récit semble se retrancher trop facilement derrière ses canevas, abréger brutalement ses figures, schématiser son histoire. On regrette par exemple que l’arrière-fond littéraire qui travaille le personnage du père, victime de ses propres fables – Don Quichotte et L’adversaire d’Emmanuel Carrère sont cités –, ne vaille que comme un ensemble de références purement illustratives, compilation littéraire livrée sans fard au fil d’un paragraphe, dont on se demande bien ce que le lecteur peut en faire. L’auteure tend également parfois à véhiculer certains stéréotypes dont on pourrait penser qu’ils relèvent de la perception enfantine, alors qu’ils sont en réalité pris en charge par la narration, ce qui conduit parfois à faire brutalement chuter l’adhésion du lecteur. Il en est ainsi des images les plus éculées du paradis perdu de l’enfance, de sa « magie », qui fait quelquefois tournoyer le récit dans une forme de mièvrerie, ou encore du « devenir-princesse » de la petite fille, dont la trajectoire n’est jamais vraiment interrogée mais présentée dans une évidence quasi rebattue.

C’est ainsi souvent la voix même de la narratrice omnisciente qui vient ternir les ressorts pourtant poétiquement prometteurs de Loin-Confins, évider les contours des protagonistes, et compromettre sa persuasion d’ensemble. Le roman de Marie-Sabine Roger tire ainsi bien plus sa force de son inventivité langagière que de la reprise de canevas dont elle semble elle-même être captive.

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