Autobiographie d’un anthropologue

L’ouvrage de Marc Abélès promet une analyse anthropologique de la politique française des cinquante dernières années, qu’il ne réalise qu’en partie. Ses Carnets d’un anthropologue présentent pourtant un témoignage souvent captivant sur ce demi-siècle, tout en rappelant l’actualité des travaux anthropologiques de l’auteur qui interpellent avec force les événements politiques récents, de Nuit debout aux Gilets jaunes.


Marc Abélès, Carnets d’un anthropologue. De Mai 68 aux Gilets jaunes. Odile Jacob, 240 p., 23,90 €


Tout le problème que pose ce livre tient dans son titre. L’image des carnets de l’anthropologue fait surgir celle d’une d’un scientifique noircissant ses carnets sous la dictée disciplinée d’une méthodologie et d’une éthique universitaire, comme un chimiste avec son erlenmeyer. Le titre fonctionne comme contrat : par métonymie, le carnet crée l’attente d’une analyse anthropologique du demi-siècle politique qui sépare Mai 68 des Gilets jaunes. Et qui serait mieux placé que Marc Abélès pour rédiger ces carnets, lui qui fut pionnier d’une anthropologie politique consacrée aussi bien à l’Éthiopie (Le lieu du politique, Société d’ethnologie, 1983) qu’aux départements français (Jours tranquilles en 89, Odile Jacob, 1989) ou à l’Assemblée nationale et au Parlement européen ?

Marc Abélès, Carnets d’un anthropologue. De Mai 68 aux Gilets jaunes

L’anthropologue Marc Abélès © DRFP

De ce point de vue, certains chapitres honorent à merveille ce contrat. Le retour sur les terrains d’enquête successifs de l’auteur – les Rouergats émigrés à Paris, l’Éthiopie – sont l’occasion d’interroger des thèmes du politique qu’ont actualisés les mouvements de Nuit debout, en 2016, comme des Gilets jaunes, à partir de fin 2018 : qu’est-ce qu’une prise de parole politique ? Comment s’organise-t-elle ? En quoi est-elle surtout une action ?

Les Carnets de Marc Abélès sonnent comme le rappel d’une œuvre anthropologique qui a de longue date approfondi ces questions, où penseurs et militants contemporains pourront trouver, si ce n’est déjà fait, une matière féconde. Mais un rappel n’est pas un carnet, et ces chapitres prennent place dans un ouvrage dont la colonne vertébrale est d’abord autobiographique, voire mémorialiste. Ni auto-enquête à la façon de Richard Hoggart, ni égo-histoire, le livre de Marc Abélès noue en réalité tous les chapitres de sa vie, de son œuvre et de son analyse du politique dans une énonciation autobiographique qui trouble les régimes de parole. D’où le sentiment diffus de ne pas savoir toujours qui parle, dans ces Carnets tour à tour passionnants et désarçonnants, mais qui ne sont pas seulement ceux d’un anthropologue.

Le témoignage sur Mai 68 (« Moi en mai ») est à ce titre édifiant, en ce qu’il traduit rétrospectivement une confusion des registres particulièrement sensible. Marc Abélès s’y raconte lycéen et jeune étudiant emporté dans un tourbillon qu’il affirme d’abord inintelligible : « Je suis toujours fasciné […] par le caractère péremptoire des interprétations que suscite ce genre d’événements. Non que je mette en doute la compétence des historiens pour établir des corrélations entre ledit événement et un état donné de la société ou de la culture. Cependant la question reste ouverte de savoir si l’on peut déduire de ces corrélations une explication ». Le refus d’historiciser n’empêche pourtant pas les comparaisons historiques, lorsque, écoutant un Gilet jaune en février 2019, l’auteur avoue se retrouver « bien des années en arrière, aux premiers jours de Mai 68 ». Et l’impossibilité affirmée de penser un événement indémêlable n’empêche pas Marc Abélès d’en fournir une analyse, par ailleurs très forte, sous l’angle de l’irruption d’une prise de parole et de ses modalités.

Marc Abélès, Carnets d’un anthropologue. De Mai 68 aux Gilets jaunes

Mélange des genres littéraires, les Carnets d’un anthropologue ne clarifient jamais cette indécision dans l’énonciation et son autorité, habillant le « je » qui se raconte des habits du scientifique, du témoin et de l’autobiographe, sans en tirer nécessairement toutes les conséquences – comment accueillir le témoignage de souvenirs de jeunesse vieux d’un demi-siècle ? Comment ménager le risque d’illusions biographiques inhérent à l’exercice ? L’ironie est qu’un livre questionnant avec pertinence la prise de parole politique souffre de l’indétermination de sa propre parole écrite, et on pourrait le regretter tant certains chapitres pâtissent de cette organisation d’ensemble. Cependant, les analyses de Marc Abélès restent d’autant plus passionnantes qu’elles introduisent un point de vue rare sur la situation politique contemporaine, dont les potentialités sont nombreuses, notamment en ce qu’il permet de se départir d’une focale institutionnelle ou sociologique qui innerve l’essentiel des pensées des Gilets jaunes ou de Nuit debout.

Plus encore, la sincérité qui se dégage de ce texte permet aussi de le lire comme un témoignage de grande valeur, jusque dans ses indéterminations. L’anthropologue délivre une vision subjective sur un demi-siècle de vie politique et intellectuelle – ses souvenirs de Lévi-Strauss ou de la vie des revues intellectuelles dans les années 1970 sont à ce titre savoureux – avec une honnêteté rare, qui semble aussi la cause de ce mélange des genres. L’ouvrage (qui serait mieux intitulé « Autobiographie d’un anthropologue » ?) offre un témoignage précieux sur une génération, confessant, parfois malgré lui, parfois avec une conscience aiguë et profonde, les contradictions et les victoires, les forces et les limites de certains intellectuels militants qui eurent vingt ans en 1968.

La construction même de cette subjectivité autobiographique paraît ainsi caractéristique d’une certaine façon de se comprendre dans l’histoire récente, de s’historiciser soi-même au moment où l’on conteste aux historiens la pleine légitimité à le faire : affaire générationnelle, idéologique, ou peut-être intime, mais extrêmement révélatrice des difficultés à se positionner en tant que citoyen ou en tant qu’intellectuel relativement aux événements et aux débats politiques. Les limites de ces Carnets captivent en ce qu’elles sont nôtres, révélant l’impossibilité d’un récit commun de ce temps présent où le dissensus accompagne chaque prise de parole, chaque idée ou presque, et certains événements, tels Mai 68 ou les Gilets jaunes, dont l’indéniable importance historique demeure attachée aux antagonismes majeurs qu’ils continuent de créer.

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