Militer + archiver = lutter

Depuis mai-juin 1968, les mouvements sociaux s’archivent au fur et à mesure de leurs développements. L’arrivée ces dernières années aux Archives nationales des archives notamment de Droit au logement (DAL), d’AIDES et d’Act Up Paris en témoigne. Ce ne sont pas des documents en vrac, mais des fonds constitués et structurés le plus souvent. Il y a un archivage militant qui ne relève plus de quelques femmes et hommes de l’art (archivistes ou historien.ne.s). La mémoire constitue souvent une section de chaque organisation, association, ou simple groupuscule. Militer + Archiver = Lutter. Il n’en a pas été autrement avec le mouvement des Gilets jaunes, dont l’histoire se raconte sur les gilets fluorescents, photographiés et réunis par le collectif « Plein le dos ».


Plein le dos. 365 gilets jaunes, novembre 2018-octobre 2019. Éditions du bout de la ville, 372 p., 20 €


À partir de novembre 2018, des femmes et des hommes se sont mis à occuper les ronds-points de France pour protester contre un ensemble de mesures gouvernementales (notamment une nouvelle taxe sur le gazole mais aussi la limitation à 80 km/h sur les routes secondaires). Rien d’étonnant à cela quand on connaît l’importance de l’associatif dans la société française. Très vite, des photos ont été prises, des textes et des tracts rassemblés ; les réseaux sociaux ont été le lieu de dépôt temporaire des traces, extraordinairement diverses, de ce « soulèvement » hétérogène ; certain.e.s sociologues et politistes se sont mis aussi à collecter, à accumuler pour « faire savoir ». En réalité, très vite, il est apparu que les archives du mouvement étaient les gilets eux-mêmes. Le collectif « Plein le dos » a vu le jour, créant un site internet avec pour sous-titre « Pour une mémoire  populaire. La rue contre le mépris » puis une revue de format A4 pour archiver des milliers de photos de gilets jaunes. Non pas les visages, mais ces objets si singuliers que sont ces vêtements de sécurité personnalisés à coup de marqueurs noirs.

Plein le dos. 365 gilets jaunes, novembre 2018-octobre 2019

« Acte II » des Gilets jaunes, à Paris (24 novembre 2018) © Plein le dos

Dans une histoire longue des écrits exposés chers à Armando Petrucci, la publication d’un volume donnant à voir ces archives est particulièrement intéressante. Disons-le : malheureusement, l’ouvrage est graphiquement moins réussi que le site (pleinledos.org), qui était sobre, organisé par « actes » (les samedis de manifestation) ; il n’a pas non plus la justesse de la revue qui est tout à la fois archivage et affichage. Le livre et son « appareil critique » sont lourds mais ce « livre d’or » a le mérite d’exister.

« Plein le dos » donne aussi à penser. Au départ, il y a un gilet de couleur fluo dont le port a été imposé pour protéger en cas d’arrêt ou d’accident les usagers d’un véhicule. Ne pas en être équipé.e est verbalisable, aussi nombre d’entre eux ont été offerts par des compagnies d’assurances ou des constructeurs automobiles. Le conducteur est devenu un homme-sandwich ; l’acte d’écriture qu’ont réalisé les contestataires a donc consisté d’une part à s’approprier ce dispositif de protection et d’autre part à se faire le promoteur, non plus d’Axa ou des MMA, mais d’eux-mêmes.

Plein le dos. 365 gilets jaunes, novembre 2018-octobre 2019

« Acte XXV » des Gilets jaunes, à Paris (4 mai 2019) © Plein le dos

Ainsi, il est très frappant de voir que d’abord, dans leur dos, elles et ils ont inscrit, à la manière des joueurs et des joueuses de football ou de basket, leur noms, ou plus exactement ils ont esquissé une forme d’autoportrait :  leur métier (infirmière, ambulancier, commerçant…), leur lieu de vie (un numéro de département, une ville) et un état d’esprit : la colère, la rage, la tristesse, le désespoir. Ces photos de gilets jaunes forment un grand mur de portraits de dos de femmes et d’hommes qui vous saisit d’émotion quand sur l’une est inscrit : « Rien » ou encore « Salaud de pauvre ». Intelligence sensible que de se rendre visible en subvertissant un dispositif de sécurité qui tend à faire de moi un anonyme.

On pourrait ainsi penser que chacun des gilets est une banderole mais ce serait idéaliser le mouvement et le désingulariser en enlevant à ces écrits exposés leur solitude. Certes, leur fonction est de s’adresser à ceux qui regardent passer le cortège, mais d’abord à celles et ceux qui sont dedans, qui font « acte ». En manifestation, on ne voit jamais la banderole qui vous précède, avec le gilet vous savez avec qui vous êtes. « On est là », chantent les manifestants. Certaines inscriptions sont des prises de parole, d’autres un slogan commun, mais tout est sous nos yeux, sur le dos du voisin, de la copine ou de la grand-mère : « Fin du mois, début du nous », « Sous le gilet, la rage ! », « Macron, mange tes morts »… le gilet est à la fois identité, invitation à la discussion et slogan.

Plein le dos. 365 gilets jaunes, novembre 2018-octobre 2019

« Acte XXX » des Gilets jaunes, à Drancy (8 juin 2019) © Plein le dos

L’ouvrage révèle aussi une autre dimension qui a pu nous échapper. Les gilets font récit, ils racontent de semaine en semaine une lutte : on voit apparaître sur les supports fluo des réponses à des déclarations du président de la République, mais aussi des réactions aux violences policières, au projet de référendum d’initiative populaire, ou plus tard encore à certains médias (« BFM collabos »). On parcourt ainsi le livre comme on marcherait dans un immense cortège qui ne se limite pas au cortège parisien des Champs-Élysées, on va de ronds-points en places de sous-préfecture. On le remonte, on découvre de longues revendications écrites avec le même soin que si le tissu synthétique était un cahier de doléances. La puissance du livre vient de là : du fait que les écrits ne sont pas séparés du corps, ils sont comme les tatouages des bagnards, comme les inscriptions-stigmates et revendications des « enfants du malheur ». Seulement, ce n’est pas un dénommé Alphonse Bertillon qui les prend en photo, ce sont les copains du rond-point. Cette photo-là remplace tous leurs papiers. Avec son gilet à soi, plus besoin de permis de conduire, de carte d’identité ou d’électeur : « je suis un sans dent, je suis les personnes qui n’ont rien, je suis un gueux, je suis un illettré, je suis avant tout un Gilet jaune », « je suis frigo vide GJ ».

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