Une façon populaire de chercher

Après des décennies de lutte de nombreux collectifs, les récents rassemblements contre les violences policières mettent et montrent, en masse, les habitants des quartiers populaires au centre de la place publique. N’en déplaise à la réaction habituelle, la banlieue manifeste, elle se manifeste, elle ne reste pas chez elle. Ces gestes de mobilisation « par le bas » peuvent interpeller celles et ceux – journalistes, chercheurs, écrivains, artistes – dont le métier est de décrire et de raconter, auxquels il est souvent reproché de déserter les périphéries ou de les regarder « de haut ». Manon Ott, chercheuse en sciences sociales et cinéma, a consacré à la ville des Mureaux (Yvelines) un documentaire, De cendres et de braises. Elle en livre le making-of dans un ouvrage au titre identique.


Manon Ott, De cendres et de braises. Voix et histoires d’une banlieue populaire. Anamosa, 384 p., 25 €


Ce livre, remaniement d’une thèse intitulée Filmer/Chercher, est composé en deux « faces », comme une vieille cassette audio : face A, une histoire ramassée du monde ouvrier des Mureaux, où la cité Renault, construite en 1953, a accueilli les employés de l’usine inaugurée un an plus tôt dans la ville voisine de Flins ; face B, un récit d’enquête et de tournage, soutenu par des portraits d’habitants (le DJ Yannick, la militante associative Annette) devenus des personnages du film sorti à l’automne 2019 ; le tout, avec de nombreuses photographies noir et blanc, qui nous éloignent de l’actuel et contribuent à « découvrir les couches d’histoire successives dans lesquelles prennent racine les réalités actuelles de ces quartiers mais aussi le regard qu’on leur porte ».

Manon Ott, De cendres et de braises. Voix et histoires d’une banlieue populaire

« De cendres et de braises » de Manon Ott © D. R.

Tout aussi nombreuses sont les citations d’ouvrages (Michel de Certeau, Robert Linhardt) et surtout d’entretiens et de conversations. Manon Ott situe son travail dans la continuité de la sociologie du travail et de l’immigration, sur un terrain loin d’être une terra incognita, que ce soit pour les journalistes (France-Soir donne le ton, en appelant Les Mureaux « le Chicago de la Basse Seine » en 1976), pour les chercheurs (nombreux travaux sur l’industrie automobile, nourris par des enquêtes et des témoignages, publiés par François Maspero), ou même pour le cinéma (On vous parle de Flins de Guy Duvert et Chris Marker, 1970). Malgré tout, Manon Ott remarque que les quartiers, organisés en cités (outre Renault, celles de La Vigne Blanche et des Musiciens), sont « souvent dépeints dans une sorte de présent permanent, si ce n’est comme des lieux sans histoire ».

Contre l’invisibilisation du passé par le présent, lui-même souvent résumé à la violence urbaine, cette monographie en brefs chapitres raconte à partir du point de vue local l’installation de Renault, l’expansion de la ville, l’arrivée des ouvriers des anciennes colonies, jusqu’à la destruction du monde ouvrier par la désindustrialisation, l’émergence de la figure du « jeune de cité » et le militantisme des « quartiers ». On pourrait faire remarquer – et cela concerne le reste de la grande banlieue parisienne, dont l’histoire semble souvent commencer dans les années 1950 – que cette histoire ne remonte pas à l’implantation de l’usine ; mais c’est un choix cohérent ici, tant le paysage social et géographique s’est modifié, écartelé qu’il est entre « vieux village » et « ville nouvelle ».

Manon Ott, De cendres et de braises. Voix et histoires d’une banlieue populaire

« De cendres et de braises » de Manon Ott © D. R.

Surtout, on aurait aimé savoir si les mobilisations ouvrières et immigrées, résumées et représentées par les images d’archives (occupation en 1968, grève en 1978, marche en 1983), ont été retenues, et donc mémorialisées, et, si oui, comment ; car ce qui se révèle saillant dans cette « face A », c’est la disparition du monde ouvrier dans le discours de l’extérieur, médiatique, scientifique ou politique, remplaçant peu à peu le mot « ouvrier » par « travailleur immigré », puis par « étranger » (de même, pourrait-on ajouter, dans les années 2010, ce discours ne parlera plus d’habitants, mais de « riverains »). Comment a eu lieu cette disparition au niveau local, qu’est-ce que le discours de l’intérieur en dit ? S’agit-il d’un véritable effacement ? Qu’a-t-il été retenu du monde d’avant ? La question est d’autant plus intéressante dans un paysage urbain de nouveau modifié, plus récemment, par les vastes démolitions des tours à l’initiative des programmes de « réhabilitation ». De même que les vieux bourgs, et leur passé avec eux, s’étaient fait avaler par les grands ensembles, a-t-on fait disparaître la mémoire ouvrière en démolissant les lieux où elle s’incarnait ?

La description ethnographique et le travail d’archives peuvent, si ce n’est y répondre, au moins poser ces questions ; mais, comme le dit Mohamed, un habitant, « personne vient vraiment voir ce qui se passe ici, personne vient vivre ici ». Paradoxalement, les enquêtes immersives de longue durée dans les quartiers populaires contemporains sont aussi rares (difficile de trouver l’équivalent français du travail d’Alice Goffman aux États-Unis) que ces quartiers sont présents, à intervalles réguliers, dans le discours extérieur. Manon Ott a voulu y parer. Elle est d’abord « venue » aux Mureaux, en 2011, avec le coréalisateur Grégory Cohen, le couple d’enquêteurs a voulu s’en « rapprocher » et il y a emménagé, en 2013. Malheureusement, sans doute à cause du format contraignant du livre, le lecteur ne peut pas savoir comment s’est déroulée cette enquête, quels furent les échanges, les premiers notamment, les conflits éventuels. On pressent que tout n’a pas été simple, notamment en raison des « différences d’âges et de milieux […] et de sexe », mais la situation des enquêteurs n’est pas évoquée, alors que ce travail souhaitait abandonner la « relation d’enquête classique ».

Manon Ott, De cendres et de braises. Voix et histoires d’une banlieue populaire

« De cendres et de braises » de Manon Ott © D. R.

Parce que cela suppose un temps long d’allers-retours, de projections, de questionnements, de surprises, de hasards, faire un film, comme faire un livre, est une façon de chercher. C’est aussi, si l’on s’intéresse aux minorités et aux périphéries, une manière de participer au débat public. Restitution d’une expérience d’enquête originale, De cendres et de braises le montre parfaitement, dans une forme éclatée qui a le mérite de questionner les formes de la recherche et d’enquêter là où les enquêteurs, souvent, se sont absentés – pour de multiples raisons, le non-intérêt, le préjugé, les moyens d’enquête, quand ce n’est pas, ironiquement, le trop-plein de scrupules. Ce livre-film-thèse invite à chercher une façon de chercher qui ne soit ni dominante, ni démagogue, une démarche qui ne prend pas pour une simple bonne intention la volonté, déjà ancienne et plus ou moins acceptée par tout le monde, d’enquêter « avec les gens », qui ne présuppose pas non plus que les habitants des quartiers populaires sont « dépossédés de leur parole ».

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