Un enfer glacé

Comment survivre dans une ville russe en proie à une panne de chauffage lorsque la température est de −40 degrés ? Andreï Guelassimov, originaire d’Irkoutsk, explore la question dans son roman « en trois actes avec entractes », évidemment intitulé Le froid.


Andreï Guelassimov. Le froid. Roman en trois actes avec entractes. Trad. du russe par Polina Petrouchina. Actes Sud, 336 p., 22,50 €


Au plus fort de l’hiver russe, lorsque la température atteint dans certaines régions les – 40 degrés, il arrive qu’une panne des systèmes de chauffage affecte une ville entière et que ses habitants survivent grâce à leur cuisinière à gaz. Dans une ville du Grand Nord située quelque part du côté de la Iakoutie, Andreï Guelassimov imagine les horreurs en cascade déclenchées par une panne de très grande ampleur : feux pour dégeler des canalisations qui risquent d’éclater, pillage des centres commerciaux par des citadins se constituant des réserves de vêtements chauds, meurtres pour s’emparer d’une voiture, violences en tous genres.

Guelassimov joue la carte du « roman-catastrophe » et réserve à son lecteur des moments de pure angoisse, à commencer par les pages où son héros, Filippov, prend conscience de la panne en pleine nuit dans un hôtel après une journée de cuite, erre dans de longs couloirs glacés, et trouve miraculeusement à proximité d’une réceptionniste endormie un radiateur électrique que son instinct de survie le pousse aussitôt à dérober.

Andreï Guelassimov. Le froid. Roman en trois actes avec entractes

Norilsk, en Russie (2019) © Maria Pokrovskaya

Mais le roman conserve au sein même de l’angoisse une certaine distance. Guelassimov, qui a enseigné par le passé la littérature anglaise, multiplie les allusions au personnage d’Alice, de Lewis Carroll. Le sous-titre, « roman en trois actes avec entractes », renvoie au métier de Filippov, metteur en scène célèbre pour ses spectacles provocateurs, ce qui offre l’occasion d’une satire du théâtre contemporain moscovite (au cours d’un spectacle d’après Sade, Filippov a médusé les spectateurs par la pendaison accidentelle d’un chien). Selon un jeu de mise en abyme dont le lecteur sera coutumier, Filippov travaille avant la catastrophe à sa prochaine pièce, une transposition de La peste de Camus dans un contexte polaire. À cette veine satirique s’ajoute une veine fantastique, car Filippov, tel Ivan Karamazov avec le diable, s’entretient à plusieurs reprises avec un « démon du vide » qui l’entraîne dans ses labyrinthes intérieurs et offre sa conclusion au livre, juste avant le baisser de rideau.

Au fur et à mesure du roman, le comportement de Filippov, revenu pour quelques jours dans sa ville natale et rattrapé par de vieux souvenirs, est de plus en plus imprévisible. Ce qui semble intéresser Guelassimov dans les situations extrêmes, ce sont leurs enjeux moraux : alors que de toutes parts refait surface la violence la plus archaïque, le personnage cynique et passablement délabré de Filippov va cheminer obscurément vers une sorte de rédemption, rachetant une faute ancienne, révélée par l’un des chapitres d’« entracte » du livre.

Dans le paysage du roman russe contemporain, Le froid ne se signale pas vraiment par son originalité, mais certains passages pourront séduire par leur étrangeté, leur noirceur, et leur cocasserie.

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