Variations de la caresse et du cri

Il y a dans les écrits de Michèle Finck, qui publie le recueil Sur un piano de paille, une sensibilité qui n’appartient qu’à elle et qu’on peut qualifier, même si le mot est galvaudé, de singulière. Cela tient sans doute à la musique, qui l’habite autant que la poésie.


Michèle Finck, Sur un piano de paille. Arfuyen, 201 p., 16,50 €


De cette alliance de deux arts majeurs dans le creuset de son être – mais cette poète s’intéresse à tous les arts, aime à les mettre en relation – elle attend tout, sens de la vie et guérison de toutes ces plaies secrètes qui viennent de l’enfance et d’ailleurs. Son nouveau livre, Sur un piano de paille, adopte une division en chapitres basée sur les Variations Goldberg de Bach, qui comprennent une aria, trente variations et le retour de l’aria. Il est significatif que certains textes fassent penser à des partitions dont les notes sont remplacées par des mots.

Dès les premières pages, la vie et la mort sont intimement liées : l’agonie du père, qui est aussi à sa manière une leçon de vie, réveille la mémoire, renvoie soudain à l’enfance. Le souvenir que Michèle Finck évoque nous livre les « mots de passe » de son écrit : « kasser », « karesser ». Ce sont les vocables que prononça jadis son père, alors qu’elle était une petite fille, l’un pour désigner la jambe dans le plâtre de la femme inconnue assise à côté d’elle dans la voiture, sur la banquette arrière, objet de terreur, l’autre pour expliquer, d’une voix douce et geste à l’appui, que jouer du piano c’est caresser. L’enfant comprend alors que si « kasser » est rupture et s’apparente à la mort, « karesser » c’est la vie. On peut ainsi apprivoiser la souffrance propre à toute existence humaine par la caresse, comme cette main du père qui effleure les touches du piano de paille : être sauvée en quelque sorte par la musique. Mais il y a aussi le cri qui rôde alentour, le cri d’un monde qui peut être joie mais qui est souvent blessure, épreuve, et ce cri c’est essentiellement dans la peinture, la sculpture, le cinéma, que Michèle Finck le traque. Elle accompagne chacune des Variations Goldberg – il est souhaitable de les écouter en lisant le livre – d’une évocation de la caresse suivie de celle d’un cri.

Michèle Finck, Sur un piano de paille

Il est important de souligner qu’il s’agit avant tout d’une œuvre poétique. C’est en elle que la caresse et le cri se côtoient en un étrange compagnonnage. Ils se font écho et viennent résonner dans l’écriture qui les emporte de variation en variation. Dans le cheminement du livre, chapitre après chapitre, la caresse s’avance en premier. Elle fait appel à la mémoire et ravive des souvenirs, le père, l’enfance, l’amant disparu… Les poèmes qu’elle inspire sont d’une grande intensité émotionnelle et l’on vibre à leur lecture. En voici un extrait :

« N’être plus qu’un peu de papier buvard   sans auteur

Imprégné   par l’encre transparente   du cosmos.

Être à jamais   celle qui murmure

(La mer   a une rumeur   de piano de paille)

Des histoires   anonymes   de caresses

Sur le fil barbelé   entre naissance et mort.

Racontée   par qui joue à chat perché   avec la mort

La vie   est une histoire de caresses   entre somnambules.

Et c’est soudain la nuit. »

Les textes consacrés à la caresse sont aussi de belles évocations des interprètes des Variations Goldberg, tels Glenn Gould, Murray Perahia ou Wanda Landowska, ou de poètes, cet « Yves » dont on peut penser qu’il s’agit d’Yves Bonnefoy à qui Michèle Finck a consacré une thèse en Sorbonne – elle rendra aussi hommage à Georg Trakl, mais dans Cri 2, « Mineur de la mémoire ».

Le cri suit la caresse, en mots syncopés dans des phrases découpées à la scie, pour des descriptions à la fois précises et très suggestives, du célèbre tableau de Munch, des sculptures de Rodin et de Marino Marini, toutes deux intitulées Le Cri, ou encore du film d’Antonioni qui porte le même titre, et de Cris et chuchotements de Bergman. Mais c’est aussi dans cet espace de l’écriture ouvert par le cri que Michèle Finck exprime son angoisse d’être au monde – insomnie, mort, solitude.

Tout le livre est ainsi rythmé par la caresse et le cri. En même temps qu’un cheminement personnel dans l’écriture et dans la vie, c’est une interrogation sur la condition humaine, sur ce mal d’exister et ce besoin d’être aimé qui nous concernent tous. Comme la musique, la poésie peut adoucir le cours du temps, mais elle peut aussi crier, libérer la langue et le sens de leur carcan (le plâtre) avec le burin des mots. L’opus s’ouvre et se ferme sur la mort. La vague vient, s’en va et revient. Quel poète, à l’instar de Michèle Finck, n’a jamais rêvé d’un poème écrit par la mer ?

Tous les articles du n° 104 d’En attendant Nadeau