Décamérez ! À bout de souffle (j54)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Cinquante-quatrième jour de confinement : « le sens du vent ».

« Mais, au fait, ma chère Helena, répondit Olivier Sainclair, nous ne l’avons pas vu, ce rayon que nous avons tant voulu voir ! 
– Nous avons vu mieux ! dit tout bas la jeune femme. »

(Jules Verne)

Décamérez ! À bout de souffle, ou le sens du vent (j54)

Fresque de la tombe du plongeur (Musée archéologique national de Paestum)

De Reggio de Calabre à Gaète, la côte est d’une beauté à couper le souffle – du côté d’Amalfi, surtout. Vergers en terrasses descendant jusqu’à la mer, pins parasols, palmiers, citronniers, soleil vert. Ravello, à flanc de falaise, est une ville-aimant – Landolfo Rufolo y avait une villa célèbre.

À l’infini, des jardins suspendus donnant sur la baie.

Rufolo était riche. Il s’acheta un jour un énorme bateau pour aller à Chypre vendre de la marchandise. Sur place, il dut tout vendre pour presque rien. Il brada son bateau et quitta l’île, ruiné. Il ne voulait pas rentrer.

Sur un bateau léger, converti en pirate, il courut un an les mers.

Vents favorables, mer agitée à peu agitée. Il pilla beaucoup, eut la main heureuse. En quelques mois, il s’était refait une fortune. Il décida d’abandonner la piraterie pour retrouver le calme de sa villa et la lumière de ses jardins.

Il fit voile – direction Ravello : vents violents, mer déchaînée.

Rufolo fut forcé de relâcher dans un petit port isolé. Peu de temps après, il était rejoint par deux grandes caraques génoises, qui avaient aussi essuyé la tempête. Il se vit en peu de temps encerclé de tous côtés. En quelques minutes, il était visé par des dizaines d’arbalètes, prisonnier de son propre navire. Les Génois mirent les chaloupes à l’eau et l’embarquèrent sans coup férir.

Sa fortune fut saisie, et son bateau coulé.

Le lendemain, mer calme – ils appareillèrent. Rufolo, à fond de cale, avait tout perdu.

À l’approche de la nuit, la mer enfla, houleuse – les deux navires furent séparés. Celui qui portait Rufolo fut projeté avec violence et se brisa sur des rochers. Tout l’équipage fit naufrage. Pour se sauver, les naufragés s’attachaient à tout ce qui se présentait.

Vagues agitées au milieu des ténèbres.

Le pauvre Rufolo, à qui la perte de toute sa fortune avait fait souhaiter la mort le jour précédent, en eut une peur effroyable quand il la vit si proche. Par chance, il rencontra une planche. Il s’agrippa jusqu’au jour.

Clarté naissante, mer calme.

Autour de lui, il ne voit que vagues, vagues et nuages, et une petite cassette qui flottait au gré des eaux. Elle s’approchait parfois très près – Rufolo tâchait de se servir du peu de forces qui lui restait pour la repousser. Il avait peur d’être blessé.

Un tourbillon furieux s’éleva dans les airs.

Rufolo coula. Il refit surface, à bout de souffle – effleura la cassette. Il s’accrocha, se hissa sur l’objet balloté par les flots, et se laissa dériver au milieu de la mer, ne voyant que le ciel et l’eau.

Décamérez ! À bout de souffle, ou le sens du vent (j54)

© Gallica/BnF

Un jour, une nuit encore. Puis il fut jeté, à moitié mort, sur un rivage, à Corfou.

Une pauvre femme lavait sa vaisselle dans le sable
Elle vit le naufragé s’échouer sur la plage
Prit peur et recula en poussant de grands cris

Elle surmonte son effroi. Rufolo, défiguré, ne pouvait pas parler. Elle lui détache avec peine les mains qui étaient comme clouées à la cassette. Elle le porte comme un enfant, sur son dos, jusqu’au village.

Chez elle, elle lui fait couler un bain, frotte vigoureusement le corps du rescapé. À force de soins, il reprend peu à peu conscience de lui-même. Son infortune des derniers jours lui revient en mémoire. Il est épuisé – entre soulagement et désespoir.

La dame l’installa dans une chambre et le somma de se reposer. Elle voulut lui rendre sa cassette. Rufolo la prit sans rien dire, se disant qu’il parviendrait à monnayer sa subsistance avec cet objet d’infortune qui avait fait office de radeau. Il fallait l’ouvrir – il attendit d’être seul.

Elle était très légère. La serrure sauta facilement. Rufolo souleva le couvercle – il fut ébloui.

Un joli tas de pierreries multicolores, certaines richement travaillées et serties.

Il se tut sur sa trouvaille ; par prudence, il enveloppa les pierres et les bijoux dans un vieux chiffon. Le jour où il put reprendre la route, il donna la cassette à son hôtesse pour la remercier de l’avoir recueilli. En échange, il voulait un simple sac. Elle accéda bien volontiers à sa demande, et le recommanda à Dieu pour la suite du voyage.

Son sac sur l’épaule, il partit.

Par bateau, direction Brindisi – vent doux, mer sereine – Brindisi-Trani.

Là, il rencontra des marchands de soie, leur raconta son aventure, sac et pierres exceptés. Par compassion, ils lui donnèrent un vêtement à sa taille, et lui prêtèrent même un cheval. Il put rentrer chez lui.

Trani-Ravello – il fit la traversée par voie de terre.

Villa Rufolo : la tour, la cour mauresque aux arcatures entrelacées, les jardins plantés d’impatiences, les fenêtres panoramiques, et sa chambre – avec vues.

Horizon dégagé.

350 mètres au-dessus du niveau de la mer  – plonger, s’y baigner ! – À cette altitude, elle paraît toujours calme, laminaire.

Une terrasse sur l’inconnu.


En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.