Décamérez ! Le poirier pornographe (j37)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Trente-septième jour de confinement : « suspensions, consenties ou non, de l’incrédulité ».

Nicostrate : riche vieillard d’Argos, en Achaïe. Il avait épousé une jeune et jolie femme : Lydie.
Pyrrhus : domestique de Nicostrate, jeune et beau garçon. Tout pour plaire.

Lydie devint follement amoureuse de Pyrrhus. Elle le lui fit savoir par l’intermédiaire d’une confidente. Dans un premier temps, Pyrrhus crut à un piège pour éprouver son honnêteté et ne répondit pas à ses avances. La confidente, dévouée et très fine, lui fit comprendre qu’il était un imbécile – sa délicatesse était totalement déplacée.

« Faites bien attention : la Fortune abandonne souvent pour longtemps, et quelquefois pour jamais, ceux qui refusent les faveurs qu’elle leur offre. Elle se présente à vous aujourd’hui les mains ouvertes, ne lui refusez pas les vôtres ! (…) Songez que la Fortune vous fait là deux cadeaux en un : en vous offrant les faveurs de ma maîtresse, elle vous assure les siennes. (…) Argent, armes, bijoux, chevaux. (…) Vous rejetez votre propre bonheur ! » Qu’il ne vienne pas, après, se plaindre.

Ce discours était superflu : Pyrrhus avait déjà un faible pour Lydie. Pour être sûr de la sincérité de la déclaration, il demanda cependant trois gages farfelus :

  1. en sa présence, Lydie devait tuer l’épervier de son mari
  2. et lui arracher une touffe de poils de sa barbe
  3. enfin, lui donner une de ses dents

L’amour a beaucoup de ressources insoupçonnées, on le sait : Lydie s’acquitta de la tâche, et réussit à remplir les trois conditions un peu monstrueuses de Pyrrhus.

Je vous passe les détails. Elle lui proposa alors un coup monté : un rendez-vous truqué qui devait définitivement rassurer le jeune homme sur la crédulité du vieillard.

Elle se fit porter pâle. Elle réclama à son chevet la présence de son mari, avec celle de Pyrrhus. À tous deux, elle fit alors savoir qu’elle voulait prendre l’air du jardin : il fallait la soutenir, elle ne tenait pas sur ses jambes. Nicostrate la prit d’un côté, Pyrrhus de l’autre. Cahin-caha, le convoi se rend dans le verger, au pied d’un beau poirier.

Ils s’installèrent là, sur l’herbe, à l’ombre de l’arbre – un tapis de verdure. Lydie eut tout à coup envie de poires : Pyrrhus devait grimper dans l’arbre pour aller en cueillir.

Décamérez ! Le poirier pornographe, ou suspensions de l’incrédulité (j37)

© Gallica/BnF

Une fois perché sur une branche assez haute, le jeune homme s’écria : « Et bien, monsieur ! en ma présence ? Vous n’avez donc pas honte ? Et vous, madame ? aucune pudeur ! Vous avez eu vite fait de vous sentir mieux ! Ma parole, on ne fait pas ces choses-là devant témoin ! Ah, ça, si j’avais su ! »

N’avaient-ils pas assez de chambre, assez de lits, assez de nuits ?

« Que veut-il dire ?, demanda Lydie à son mari, affectant la surprise.
Tu rêves, mon ami, dit Nicostrate en riant.
Non, non. Je vois ce que je vois, je ne suis pas fou. J’avoue que je ne vous aurais jamais cru doué de tant de vivacité ! » S’il s’avisait de secouer le poirier aussi fort, plus une seule poire n’y serait restée accrochée !

Pyrrhus redescendit. Il affecta un grand sérieux : « Monsieur, je vous vois maintenant immobile. Mais là-haut, je vous assure que je n’avais pas la berlue. Ca vient de la-haut : l’arbre doit être enchanté. »

Nicostrate voulut en avoir le cœur net : il monta, péniblement. On devine à quoi les deux jeunes gens, aussitôt, s’occupèrent.

« Pyrrhus, que faites-vous ? Est-ce ainsi que vous me respectez ? 
Je ne n’ai pas bougé d’un pouce, monsieur.
Moi non plus, dit-elle. »

Le vieillard ne l’entendit pas de cette oreille : furieux, il voulait redescendre, mais il n’était pas si agile… À terre, il n’eut pas le temps d’exprimer trop fort son indignation.

Un deux trois soleil ! Tout sourire, les deux amants avaient retrouvé leur place initiale : (ni) vus (ni) connus (je t’embrouille).

Pyrrhus : « C’est clair comme le jour, maintenant : c’est la faute au poirier ! J’aurais juré que je vous avais vu dans la position la plus indécente, moi aussi. Et nous sommes restés tout le temps immobiles !
Lydie : « Me croyez-vous assez folle pour oser vous tromper en votre présence ! Si j’en avais envie, les occasions secrètes ne manqueraient pas – soyez-en assuré ! »

Ce n’était que cela : un effet d’optique – un poirier pornographe.

On le fit abattre : il gênait la vue.

Décamérez ! Le poirier pornographe, ou suspensions de l’incrédulité (j37)

« Tristan et Iseut à la fontaine, épiés par le roi Marc, sous le pin ». Coffret en ivoire, Paris (1340-1350). Conservé au Musée du Louvre

n. b. 1 : la même histoire peut se raconter autrement – remplacer le poirier par n’importe quelle porte qui a son trou de serrure, ou sa transparence : ça marche. Si les amants sont de connivence.

n. b. 2 : Selon le point de vue qu’on adopte, portes et poiriers sont les modèles de toutes sortes d’autres scènes – (un)willing suspension of disbelief, entrées vers d’autres mondes. Plus ou moins consentis, plus ou moins virtuels, plus ou moins temporaires : des espaces dédoublés.

Au plus fort de la contrainte, la liberté ? Pour combien de temps, pour qui ?


En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.