Décamérez ! Les amants du rossignol (j32)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Trente-deuxième jour de confinement : « quand l’oiseau se fait homme : une leçon d’histoire naturelle ».

« Ouvrir la fenêtre et dire, voyez, un monde existe »

(Georges Oppen, Poésie complète,
trad. Yves di Manno, Paris, Corti, 2011)

Décamérez ! Les amants du rossignol, une leçon d'histoire naturelle (j32)

« Silhouette de rossignol », par Suzuki Kason (vers 1909)

Licien et Jacquemine de Valbonne n’avaient eu qu’une fille : Catherine. C’était une enfant du rebond. Elle était jolie et spirituelle, ils la gardaient comme la prunelle de leurs yeux et la chérissaient plus que tout.

Les Ménards de Brettinotes étaient leurs voisins. Ils avaient un fils : Richard. Il venait depuis son plus jeune âge jouer chez les Valbonne, et s’entendait à merveille avec la fille de la maison : il faisait partie de la famille, quasiment.

Richard et Catherine grandirent. Les jeux cessèrent ; ils firent place à une inclination réciproque : gêne soudaine, timidité, rougeurs – puis déclaration de l’un à l’autre, et vice-versa.

Baisers furtifs et tendres, roucoulements, murmures.

Mais où se retrouver ? Comment aller plus loin ?

Richard eut une idée : le balcon qui donnait sur le jardin, dans la chambre. Catherine pouvait demander à y dormir, comme à la belle étoile, pour profiter de la fraîcheur et du chant des oiseaux. La galerie était haute, mais il saurait grimper pour la rejoindre.

Ni vu ni connu.

Dès le lendemain matin, Catherine se plaignit donc à sa mère (qui partageait souvent sa chambre) : la chaleur de la pièce l’avait empêchée de dormir, elle n’en pouvait plus.

«  À cette saison ? Mais il fait plutôt frais !
– Je crève de chaud ! Je voudrais installer un lit dans la galerie pour y passer la nuit. J’irai dormir au frais, et écouter le rossignol chanter. »

La mère et le père eurent une discussion vive sur le sujet. Le vieil homme, réticent, finit par céder au caprice de sa fille. Elle se fit aussitôt installer un lit à baldaquin dans la galerie et fit savoir secrètement à Richard qu’elle dormirait là.

A la nuit tombée, Richard se glissa dans le jardin. Muni d’une échelle, il escalada le mur de la chambre et se hissa en silence dans la galerie. Il franchit la frontière fluide des rideaux et vint rejoindre Catherine dans son lit.

Elle l’attendait. Pour eux le rossignol chanta toute la nuit.

Dans ses mélodies, l’oiseau changeait de rythme ; il faisait des pauses, aussi. Dans un intervalle de silence, sous l’effet de la chaleur, les amants s’endormirent à leur insu dans les bras l’un de l’autre, à même les draps. Catherine tenait son amant serré toute contre elle : elle embrassait sa taille, d’une main, son sexe, de l’autre.

Le jour se leva – ils étaient nus, et ils dormaient toujours.

Décamérez ! Les amants du rossignol, une leçon d'histoire naturelle (j32)

© Gallica/BnF

Licien, vers midi, ouvrit doucement la porte de la terrasse, pour voir si sa fille était réveillée, si elle avait bien dormi. Sur la pointe des pieds, il s’approche du lit, ouvre doucement les rideaux… Il recule en silence, et va trouver sa femme.

« Viens donc voir ta fille et son rossignol, chuchota-t-il. Elle a si bien fait le guet cette nuit qu’elle l’a pris. »

Jacquemine se lève et suit son mari sur le balcon, sur la pointe des pieds. Elle étouffe un cri.

Le rossignol était pris en flagrant délit de métamorphose. Et rattrapait la fatigue de la transformation.

Ils baissèrent le rideau – mi-attendris, mi-furieux.

Richard finit par ouvrir les yeux. Il se rappela où il était, vit qu’il faisait jour, secoua énergiquement sa compagne, paniqué. « Catherine, Catherine, qu’allons-nous faire ? » Ils n’eurent pas le temps de délibérer.

Licien tira brusquement le rideau sur la scène : « C’est tout vu ! » Face à ses parents, Catherine s’enroula précipitamment dans les draps et fondit en larmes. Surprise, honte, colère, peur : un cocktail explosif, peu fait pour la mesure. Richard se ressaisit : il se confondit en excuses et prit des engagements – la fidélité éternelle fut jurée : l’oiseau n’était plus dans une cage étrangère. Et il était apprivoisé. Il n’y avait pas de quoi paniquer.

Les parents s’effacèrent.

Restaient les deux campeurs. Ils ne quittaient plus leur cabane – leur première matinée. À la lumière du jour, ils découvraient ensemble le ciel rebondissant, le jardin sous la brise, le vent dans les rideaux, et tous les plis du corps : répétitions et différences, thèmes et variations.

Le rossignol n’est pas toujours lié à des métamorphoses aussi joyeuses ; son chant suit une partition aux harmonies compliquées. Mais à tous les âges, il est – paraît-il – capable de la réinventer.

Une leçon d’histoire naturelle : métamorphoser.


Pour Tiphaine Samoyault
En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.