Décamérez ! Les oies de frère Philippe (j31)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Trente-et-unième jour de confinement : « le mot de l’auteur ».

« Chassez les soupirants, belles, souffrez mon livre ;
Je réponds de vous corps pour corps :
Mais pourquoi les chasser ? ne saurait-on bien vivre

Qu’on ne s’enferme avec les morts ? »

Jean de la Fontaine, « Les oies de frère Philippe »

Décamérez ! Les oies de frère Philippe, ou le mot de l'auteur (j31)

© Gallica/BnF

Philippe perdit sa femme. Elle était ce qu’il avait de plus cher – elle le laissait dans la plus grande désolation, avec un garçon de deux ans. Il fut inconsolable.

Il décida de renoncer totalement à la société : il donna aux pauvres tout ce qu’il possédait et se retira avec son fils sur le mont Asinaire, au milieu des bois. Il avait trouvé refuge dans une petite grotte et passait ses journées en prières. Pendant des années.

Il se fit un devoir d’élever son fils dans l’ignorance des choses du monde : il n’était question que du chemin du ciel et de vie éternelle, de bienheureux et de Paradis. Philippe allait mendier à la ville pour assurer leur subsistance, mais l’enfant ne sortait jamais de l’espace confiné où il grandissait et n’était familier que de l’éclat des cieux, de la beauté des champs, des plantes et des animaux – certains oiseaux, des fauves.

Un jour que son père quittait l’ermitage pour aller à la ville faire la charité, l’adolescent lui demanda s’il pouvait l’accompagner : il voulait connaître les personnes pieuses et charitables qui les aidaient à vivre. Et s’émanciper.

« Tu as vieilli : ce sera bientôt difficile pour toi de soutenir la fatigue du trajet. Je suis jeune et vaillant – j’irai à mon tour chez ces bonnes âmes pour leur demander ce qu’il nous faut pour vivre. Tu te reposeras. » D’ailleurs, il pourrait aussi lui arriver quelque chose : du jour au lendemain, il pouvait disparaître.

« Que deviendrais-je seul, ne connaissant personne ? » Les loups ne donnaient pas l’aumône.

L’ermite était rassuré par la sagesse de son fils : il avait grandi dans la fraternité. Il accepta bien volontiers de l’emmener avec lui à la ville. Ils se mirent en route, firent le chemin ensemble. Le garçon était content de descendre la colline pour voir le monde. Il avait perdu tout souvenir de sa première enfance.

Il entra dans la ville comme s’il tombait des nues.

Où donner de la tête ? Il arrête ses regards sur tout, ébahi. Et demande le nom de toute chose : les maisons, les rues, les boutiques, les églises, les hôpitaux…

« Ça ? »
« Et ça ? »
« Et ça, là ? »

Il voit des images, les couleurs, les tissus, les enseignes – et des mots partout. Il n’en croit pas ses yeux.

« Ça ? »
« Et ça ? »
« Et encore ça ? »

Et il entend : les bruits, les cris, les voix – des accents, des mots qu’il ignore, des langues qu’il ne comprend pas : il ne fait pas la différence, il est grisé, dégrisé, ébloui – c’était trop d’un seul coup.

Il ne comprenait pas, n’y croyait pas. C’était pour lui la première fois pour tout.

Décamérez ! Les oies de frère Philippe, ou le mot de l'auteur (j31)

« Les oies de frère Philippe », de Nicolas Lancret (vers 1745)

Passe un groupe de jeunes femmes, somptueusement habillées.

« Et ça ? 
– Ne regarde pas cela, mon fils, c’est dangereux. »

Il les examinait attentivement.

« Mais comment cela s’appelle-t-il ? 
– Des oies. Ce sont des oies. »

Des oiseaux, un oiseau – il n’en avait jamais entendu parler, n’en avait jamais vu. Chose étrange pourtant : il se sentait vivement ému à leur aspect, n’avait d’yeux que pour elles. Les oies éclipsaient soudain le décor : il ne regardait plus les palais, les rues, n’écoutait plus les accents, les voix, ne s’étonnait ni de la taille des chevaux, ni des chiens, ni des chats, ni du reste. Un désir spontané l’envahissait, qui faisait des feux d’artifice dans sa tête :

En joie ! Ange-oie ! Joie des oies ! J.oies !

« Mon père, je veux une oie ! Ramenons-en une avec nous. »

Ce n’était pas possible. Les oies sont fatales, très-très mauvaises.

« Les mauvaises choses sont-elles ainsi faites ? » Il n’en croyait pas ses oreilles.

« Je ne sais pas ce que tu veux dire, ni pourquoi ces choses sont si mauvaises – fatales ! Ce que je sais, c’est que je n’ai encore jamais rien vu de si beau, de si bouleversant. Les anges peints que tu m’as montrés ne sont pas aussi ravissants que ces oies. » Le garçon avait une expérience certaine de la dévotion et de la foi : il était en adoration.

« Oh ! comme j’aimerais en ramener une dans notre ermitage ! »

Son sens de la fraternité se manifesta avec ferveur, il promettait : il s’occuperait entièrement de son oie ; son père n’aurait rien à faire ; il irait la faire paître.

« Je prendrai grand soin d’elle. Avec joie. »


En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.