Décamérez ! Le cœur sanglant (j21)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Vingt-et-unième jour de confinement : « quand la coupe est pleine ».

« En sa chambre la reine un jour

chanta un triste lai d’amour :

Comment sir Guiron fut surpris,

Pour l’amour de la dame occis

Que par dessus tout il aima,

Et comment le comte donna

Le cœur de Guiron à sa femme

Un jour afin qu’elle l’avale,

Et la douleur que la dame eut

Quant la mort de son ami sut.

La reine chante doucement,

La voix accorde à l’instrument.

Les mains sont belles, le lai bon,

Douce la voix et bas le ton. »

(Thomas d’Angleterre, Tristan et Yseut)

Décamérez ! Le cœur sanglant, ou quand la coupe est pleine (j21)

© Gallica/BnF

L’histoire est célèbre, elle est atroce. Toute sa vie, Tancrède, prince de Salerne, avait été doux et humain. Sur ses vieux jours, il souilla ses mains dans son propre sang : celui de Sigismonde, sa fille adorée.

Il n’avait qu’elle. Elle était belle, intelligente, douce et drôle. C’était trop, peut-être — pour un père qui l’aimait aussi un peu trop, sans doute. Il s’était résolu, non sans réticence, à la voir partir pour épouser un homme — qui mourut, hélas, peu de temps après. Sigismonde, toute jeune, était alors revenue vivre dans la maison paternelle. Tancrède n’eut pas le cœur de la voir repartir : il prit la ferme décision de la garder à ses côtés.

Sigismonde languissait. Elle n’était pas faite pour la solitude ; son mariage éphémère lui avait fait découvrir les joies du partage et les secrets du corps. Pour se dédommager de la cruelle privation que la vie lui imposait, elle observa avec attention les hommes qui fréquentaient la cour de son père. Et prit sur elle de se choisir un amant qui fût tendre et discret.

Guichard : il n’était pas de bonne famille, mais avait toutes les qualités. Elle se mit à faire partout son éloge — il était merveilleux. Le jeune homme, qui n’était pas novice, s’aperçut qu’elle avait de l’inclination pour lui. Il se mit à rêver d’elle, nuit et jour, lui aussi.

Elle lui écrivit un jour une lettre. Elle la glissa dans le tuyau d’une canne, qu’elle donna en main propre à Guichard : « Elle pourrait vous être utile, lui dit-elle, comme soufflet pour faire du feu. » De retour chez lui, le jeune homme s’empressa d’examiner attentivement l’objet. Il s’aperçoit qu’elle est creuse, l’ouvre fébrilement, trouve la lettre, qu’il lit et relit, plein de joie. Elle lui indiquait comment retrouver la princesse, à la nuit tombée.

Adossée à l’un des angles du palais se trouvait une cave taillée à même le roc et recevant le jour par un soupirail ménagé dans la pierre. Avec le temps, la végétation avait recouvert ce puits de lumière, dissimulé sous les ronces. La cave communiquait avec la chambre de Sigismonde par un escalier dérobé dont personne ne se souvenait. Il était condamné : Sigismonde, qui se rappela ce passage secret, prit soin de dégager discrètement l’escalier et le soupirail. Elle avait transmis à Guichard les plans du souterrain.

Ils se retrouvèrent. La nuit, le jour aussi parfois. Il descendait avec une corde à nœuds par le soupirail, elle venait le chercher et le faisait pénétrer dans sa chambre.

Longtemps ce fut pour eux un havre sans rumeurs.

Mais Tancrède aussi venait, occasionnellement, voir sa fille dans sa chambre. Il s’y rendit un jour à l’heure de la sieste, pendant qu’elle se divertissait dans le jardin. Il voulut l’attendre, s’installa sur le rebord de la fenêtre, derrière la courtine, et finit par s’assoupir. Sigismonde, dehors, surveillait l’heure : elle laissa ses compagnes et revint gaiement dans sa chambre pour tirer de son cachot son amant qui l’attendait.

Ils remontèrent.

Plus tard, Tancrède se réveilla. Il prit du temps pour comprendre.

Soupirs, mouvements et mots tendres, derrière les rideaux du lit.

Le choc, pour lui, fut immense. Il voulut d’abord intervenir, crier, appeler à l’aide. Il se ravisa : il règlerait cette affaire dans l’intimité la plus stricte. Il avait reconnu Guichard. Il quitta sans bruit la chambre et se retira, accablé de douleur, dans ses appartements.

Décamérez ! Le cœur sanglant, ou quand la coupe est pleine (j21)

Calligramme de Guillaume Apollinaire

Guichard fut capturé la nuit suivante, la corde à la main. Le prince ordonna sa garde à vue : il serait étranglé ou pendu. Au petit matin, il alla trouver sa fille, les yeux baignés de larmes :

Déception, douleur — une impardonnable infamie ! (…) Où donc se croyait-elle ? Où était sa pudeur ? (…) Il était arrêté et mis sous les verrous. (…) Avait-elle oublié le sens de son honneur ? (…) Son embarras égalait sa douleur. Il était effondré, profondément meurtri.

Il aurait ce chagrin jusqu’à son dernier jour.

Il baissa la tête et sanglota comme un enfant. Il ne s’attendait pas à la scène qui va suivre.

« Je n’ai rien à nier, je n’ai aucune prière : je le sens bien, ce serait inutile. Je ne chercherai pas à vous faire fléchir ou à vous émouvoir. Je me contenterai de me défendre et de rassembler mon courage pour après. »

La tête haute, elle ravala ses larmes.

« Oui, j’ai aimé et j’aime encore. Je l’aimerai ma vie durant, et au-delà, si au-delà il y a. Êtes-vous donc de fer, ou de marbre poli ? Avez-vous perdu la mémoire ? Où sont pour vous les plaisirs de la vie ? l’amour et la tendresse ? les joies de la jeunesse ? Je suis sensible, à la fleur de mon âge. La nature est puissante. Que me fallait-il faire ? Renoncer pour vous plaire ? J’ai cherché seule à soigner ma détresse, satisfaire des désirs avant qu’ils me dévorent. Je l’ai fait avec discrétion, avec délicatesse, je n’ai blessé personne, personne ne le sait. Je ne désavoue rien. »

Elle recommencerait.

« À vous entendre, s’il avait été noble, vous auriez été moins sévère. Mais c’est la faute de la Fortune, non la mienne, s’il n’est pas de bonne naissance ! Ignorez-vous qu’elle est aveugle ? Regardez donc autour de vous ! Elle jette dans l’obscurité ceux qui sont dignes de toutes les faveurs, par leur intelligence et par leur sentiments… Etes-vous donc l’esclave de préjugés vulgaires ? Nous sommes tous nés du même père, et formés de la même chair, sujets aux mêmes infirmités : la pauvreté n’est que privation de richesse, la valeur seule fait la noblesse. C’est vous qui me l’avez mis sous les yeux, vous qui m’avez élevée, vous qui faisiez son éloge. Faites-nous donc mourir tous les deux, si vous jugez que nous sommes coupables. Et cessez de pleurer. »

Sa fermeté et son courage impressionnèrent le prince, mais il ne la crut pas jusqu’au bout. Guichard fut étranglé le soir même, son cœur arraché. Au petit matin, Sigismonde reçut dans une coupe d’or le cœur sanglant de son amant. En guise de leçon.

Elle n’avait pas dormi de la nuit, avait préparé dans une fiole un poison foudroyant. En voyant la coupe, elle comprit. Elle baisa le cœur avec transports :

« Cœur palpitant / cœur
de plaisirs / mon tendre
amant / te voilà
libéré/ des traverses
du monde !/ Je te suivrai.
Oh ! volupté / toi qui m’at-
tends/ tu auras
pour te renverser
ta Si – gis –
– monde »

Elle l’arrosait de ses pleurs, suffoquant. Elle vida la fiole dans la coupe, avala la liqueur.

Sang et poison mêlés, eau de larmes.

Sigismonde s’allongea sur son lit, rêvant au soupirail. La coupe contre son sein, elle expira.


Pour Benjamin Lazar.
En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.