Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Vingtième jour de confinement : « tomber du ciel ».
Gillette était la fille d’un grand médecin — elle avait hérité du savoir de son défunt père. Ce qu’elle souhaitait par dessus tout, c’était se rendre à Paris. Depuis l’enfance, elle avait en effet une inclination profonde pour un jeune comte avec lequel elle avait partagé ses jeux : Bertrand. Il avait quitté le village à la mort de ses parents pour aller à la cour. Elle ne l’avait plus revu.
La nouvelle circula que le roi avait un ulcère que les médecins de son entourage ne parvenaient pas à guérir. Gillette sauta sur l’occasion : elle savait un remède. Elle fit le déplacement.
Le roi la reçut, incrédule et mal en point. Elle l’examina et voulut lui prescrire une cure d’une semaine, d’un médicament dont elle avait la formule, mais il refusait tout nouveau remède. Elle insista, allant jusqu’à engager sa vie pour lui promettre la guérison. Il céda. Elle fabriqua avec soin son médicament, qui s’avéra incroyablement efficace : en quelques jours, le roi se levait, guéri. Il voulut la récompenser pour lui témoigner sa reconnaissance. Comment pouvait-on lui faire plaisir ?
Elle voulait épouser Bertrand de Roussillon.
Le comte n’était pas consentant. Il n’avait guère le choix… Le roi, qui mariait ses vassaux, lui fit valoir qu’il avait donné sa parole, que la jeune femme était jolie, jeune, intelligente, qu’elle était amoureuse, qu’il finirait bien par l’aimer. Le contrat fut signé. Bertrand ne voulut pas consommer le mariage. Il prit la fuite après la signature : il alla mettre ses talents d’officier au service de l’Italie et garda précieusement son bijou de famille pour lui.
La jeune mariée retourna au pays. Devenue comtesse, elle prit les rennes de l’administration avec compétence et fermeté. Elle espérait le retour du comte. Bertrand le sut, mais n’avait absolument pas changé d’avis. Il était sans appel, et cinglant : il ne reverrait cette femme que lorsqu’elle porterait un enfant de lui, et son bijou au doigt.
Autant dire jamais.
C’était compter sans elle. Elle rassembla ses conseillers et fit savoir partout qu’étant donné les circonstances, elle renonçait : à son mariage, à ses activités, à sa terre. Elle leur disait adieu. Elle voulait laisser le comte retrouver tranquillement ses biens, et s’exilait à jamais.
Elle partit seule, avec un accoutrement de pélerine et une fortune en poche. Direction : la Toscane. Elle finit par retrouver sa trace. Elle avait patiemment mené son enquête : il avait un poste honorable, était très apprécié, et passionnément amoureux. La jeune femme qu’il désirait était pauvre ; elle vivait recluse : sa mère la gardait jalousement à ses côtés et refusait de la marier. Il se languissait.
Gillette ne fléchit pas. Elle resta déterminée. Elle alla trouver la mère, lui raconta son histoire, avec ardeur et conviction : l’enfance et ses jeux, la médecine, la promesse du roi, le mariage, la fuite, ses heures de travail au service du bien commun… Puis elle acheta la fille, à son insu – une somme confortable. La mère n’avait qu’une chose à faire : en temps voulu, faire savoir au comte que la jeune florentine souhaitait le voir, qu’il ne lui était pas insensible, qu’elle voulait un gage de son amour — un bijou, le bel anneau qu’il portait à l’annulaire, pour être rassurée sur la sincérité de ses sentiments. Elle accepterait alors de se donner à lui.
« Et j’irai à sa place. »
Ce qu’elle fit : le jour convenu, Gillette se rendit au rendez-vous à la nuit tombée. La chambre était plongée dans l’obscurité : le comte, ému, dépucela sans le savoir sa propre femme. Il conçut, ce soir-là sans doute, non seulement un, mais deux enfants. Des jumeaux. Quand la comtesse eut la certitude qu’elle avait obtenu ce qu’elle cherchait, elle mit fin aux rendez-vous. Elle était comblée.
« Par la grâce de Dieu, j’ai ce que je voulais. »
Elle se répandit en remerciements, couvrit de bijoux sa complice, qui fit disparaître sa fille à la campagne pour quelque temps. De son côté, Gillette s’isola pour mettre au monde ses deux garçons. Quant au comte, désemparé par la disparition de celle qu’il croyait sa maîtresse, il finit par prendre la décision de rentrer et retourna administrer ses terres.
Un jour de Toussaint, il présidait une assemblée. Une pélerine se jeta à ses genoux, en public :
« Je suis, monsieur, cette infortunée qui a mieux aimé s’exiler que de priver vos sujets de votre présence. Je vous apporte votre anneau et, au lieu d’un fils, en voici deux qui sont à vous. » Elle tenait deux enfants dans ses bras . « J’ai rempli vos conditions, remplissez maintenant la vôtre. Tenez votre promesse. »
Il tomba des nues.