Décamérez ! La muette au jardin (j18)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Dix-huitième jour de confinement : « une déclaration sous contraintes ».

Il y a des personnes qui, parce qu’elles savent beaucoup, s’imaginent que les autres ne savent rien. Ils arrivent qu’elles se trompent et soient trompées, croyant tromper les autres.

François : magistrat plein de connaissances et d’esprit, riche (et peu généreux).
Richard, le Magnifique : jeune homme de naissance obscure, immensément riche. Élégance et délicatesse peu communes, qui lui valurent son surnom.

François vient d’être muté dans la capitale : il a trouvé une maison somptueuse pour s’y installer, et tout ce qu’il convient d’avoir pour mener son genre de vie. Manque un cheval de main : il ne trouve pas — aucun n’est assez beau pour lui.

Richard est tombé éperdument amoureux de la femme de François. Il aurait sacrifié sa fortune au seul plaisir d’en être aimé — mais elle est impossible à approcher.

Richard et François se connaissent bien, ils se taquinent : le premier, sur la jalousie maladive de son rival ; le second, sur le penchant (qu’il n’ignore pas) que l’autre a pour sa propre femme.

Le Magnifique avait aussi le plus beau cheval d’Andalousie. François l’invita chez lui : il avait l’idée de lui faire une proposition d’achat, en jouant sur ses sentiments pour faire une affaire. « Je vous l’offre, dit Richard, si vous m’accordez un rendez-vous avec votre épouse, en votre présence. Vous vous éloignerez simplement, pour ne pas entendre ce que j’ai à lui dire. » L’autre accepta, alla chercher sa femme et la mit au parfum : c’était pour le cheval. Elle fut forcée de se prêter au jeu et conduite au salon, où l’autre attendait. Elle devait l’écouter sans ouvrir la bouche.

« Vous êtes trop intelligente, madame, pour n’avoir rien remarqué. Je vous demande pardon — ce que je ressens est bien plus fort que moi. J’ai peu de temps, je ne le perdrai donc pas à vous décrire la violence du feu que vous avez allumé. »

Sur son lit de mort, il brûlerait encore.

« Je ferais tout, madame, pour avoir le bonheur de vous faire plaisir. Vous n’avez qu’à demander : un cheval, tout le reste… je ne vis que pour vous. (…) Ayez pitié d’un cœur que vous remplissez tout entier (…) laissez-vous fléchir par le plus amoureux des hommes. »

Si elle restait insensible, il était mort.

« Non seulement la perte d’un homme qui vous adore ne vous rapportera rien au monde, mais vous vous souviendrez toujours de lui et vous direz “Que j’ai été barbare ! Avoir laissé mourir un homme qui m’aimait tant !” (…) Ne vous laissez exposer ni au remord, madame, ni au regret. Je vous en prie, rendez-moi heureux. » Il pleurait.

Décamérez ! La muette au jardin — une déclaration sous contraintes (j18)

Palais nasrides de l’Alhambra, à Grenade © Nathalie Koble

La dame, qui jusque là s’était montrée indifférente à tout ce que cet amant passionné avait fait pour elle, ne put entendre cette déclaration sans émotion : elle était touchée. Malgré elle, elle sentit son cœur s’ouvrir à la douceur de cette voix sincère et sensible. Il en émanait une irrésistible promesse de tendresse.

Elle restait silencieuse — son visage bougeait, imperceptiblement.

Il parla pour elle :

« Je t’ai parue sans merci, insensible. (…) mon honneur. (…) ma vie (…) mon amour (…) encore (…) quelques jours de patience (…) il va partir, je serai libre. (…) vous ferai signe (…) par la fenêtre (…) à la porte du jardin (…) le reste de la nuit, ensemble. »

Richard perdait pied. Il était fou de joie, promit qu’il serait digne d’elle. Qu’il attendrait — le temps qu’il faudra.

Elle ne bougeait pas. Il se leva. « Je me suis entretenu avec une belle statue », dit-il au mari, qui ricana. Impassible, il sortit.

Il donna le cheval – eut la clé du jardin.

 


En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.