Sur les traces d’un orfèvre

Bertrand Leclair n’est pas un débutant. C’est même un écrivain exercé, mais un écrivain qui a gardé intacts le goût de la littérature et celui des commencements, de ces premiers mots qui vous enlèvent. Son dernier roman permet d’en faire l’expérience : il emporte l’adhésion dès les premières lignes, au fil d’une méditation inaccoutumée sur les fantômes, ces êtres qui tremblent, mi-vivants mi-morts, peuplant nos vies et nos livres. Aux confins du soleil est pourtant loin d’évoluer parmi les spectres.


Bertrand Leclair, Aux confins du soleil. Mercure de France, 194 p., 18,50 €


Le livre débute hic et nunc, à l’heure de l’Internet, le jour où le narrateur reçoit un appel de son ami Édouard, un bibliophile averti qui a découvert un trésor. Il s’agit d’un cahier d’apprentissage qui aurait été tenu par Melchior Soubeyran, un jeune joaillier formé par Jean-Baptiste Tavernier, baron d’Aubonne. Tavernier était un orfèvre célébré dans le monde entier, fournisseur en diamants de Mazarin et de Louis XIV, explorateur et auteur de Six Voyages en Turquie, en Perse et aux Indes. Il a été jusqu’à Ispahan et connu le Shah ; il a vu la cour du Grand Moghol et la naissance du Taj Mahal ; ses récits de voyage ont servi de documentation à Montesquieu pour ses Lettres persanes.

Bertrand Leclair, Aux confins du soleil

Cobra. Illustration des « Six voyages » de Jean-Baptiste Tavernier

Un sujet en or, écrit le narrateur, légèrement narquois, « l’aube de la mondialisation servie sur un plateau oriental ». Il est vrai que tous les éléments étaient réunis pour offrir un roman historique irréprochable, rectiligne et chronologique. C’eût été oublier la main de Bertrand Leclair, ses errances, ses doutes, sa distanciation sourde, permanente, ses longs phrasés où s’entrechoquent le XVIIe et le XXIe siècle. Sous sa plume, les différentes époques s’enchâssent suivant une série de volutes et de tourbillons parfaitement maîtrisés. Il s’ensuit une confusion délicieuse qui n’est pas sans rappeler la prose enchanteresse de W. G. Sebald. Soudain le lecteur s’arrête, s’interroge, relit le début de la phrase pour le plaisir et pour s’assurer de la stabilité du sol. Il est troublé. Où bute le réel ? Où commence la fiction ?

L’écrivain Leclair en joue, rappelant plus d’une fois que son esprit raisonne et imagine suivant cet « escalier à double vis qui me tient lieu d’espace mental ». Plus il avance, plus il est fasciné par le cahier du jeune Melchior Soubeyran, un amas de notes raturées et biffées qu’il déchiffre « la loupe à la main », comblant les trous par l’imagination et le savoir, l’invention et l’histoire.

Bertrand Leclair, Aux confins du soleil

L’orfèvre Jean-Baptiste Tavernier, par Nicolas de Largillière (1678)

Car le roman n’est pas seulement un savant Meccano qui ravit l’attention. Il est soutenu par une passionnante réflexion sur ce XVIIe siècle classique et catholique. Tavernier et Melchior sont tous deux protestants. Le premier a fui une dernière fois pour échapper aux dragonnades visant à faire abjurer leur foi aux huguenots. Il a quatre-vingts ans et a été anobli par le roi. Rien n’y fait. La France centralisée est en train de naître. Louis XIV a révoqué l’édit de Nantes en signant l’édit de Fontainebleau ; il resserre les rangs de ce qu’on n’appelle pas encore une nation.

Aux confins du soleil met en scène cet ordre-là, ancien, précolonial et conquérant. Nuancé, le romancier rappelle la fascination pour l’étranger et la terreur de l’étrangeté, « la confiance indispensable à l’établissement de relations commerciales durables et donc profitables ». Il souligne la « curiosité » plus forte que tout et dévoile le sens originel de ce mot, lié au terme cure, « dont garde trace notre expression soin curieux ». Il s’amuse de l’attrait pour la différence culturelle qu’il compare à la différence sexuelle, de la « tension pétillante » qui en résulte, sève de la vie avec l’autre.

Bertrand Leclair, Aux confins du soleil

Le grand Chancelier du Royame de Tunquin, mandarins et officiers de guerre. Illustration des « Six voyages » de Jean-Baptiste Tavernier

Plus précisément encore, il distille une méditation sur la place de la religion dans ce qui compose un homme et un pays. Bertrand Leclair avoue sa perplexité face à la foi, à l’idée de croire – « c’est l’élément qui nous manque », écrit-il. Il s’étonne, convoque Roger Caillois et son essai L’homme et le sacré pour tâcher de comprendre. Il souligne la distance entre nous, êtres post-voltairiens, et eux, êtres qui s’en remettent à Dieu. Il déstabilise les certitudes, les nôtres et les leurs, rappelant que Tavernier le protestant meurt alors que les libertins « entament à peine l’incendie d’un ordre ancestral qui va éclairer de mille feux le XVIIIe ».

L’écrivain juge-t-il ? Rien n’est moins sûr. Il offre un roman comme on lance une perche. Aux lecteurs de la saisir et de prolonger le plaisir et la pensée.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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