De la terre au ciel

Dans ce premier roman, Tous les vivants, C. E. Morgan reprend le message d’espérance de l’Ecclésiaste, porté par deux jeunes gens solitaires et entiers, isolés dans une ferme d’un Kentucky craquelé de sécheresse : au fil d’un été d’apprentissage et de tension se jouent le deuil et la survie. Une très belle écriture fait vibrer bêtes et champs sous le regard fiévreux des novices esseulés, dans une parabole de l’engagement et de la liberté.


C. E. Morgan, Tous les vivants. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Michèle Bach. Gallimard, 240 p., 19 €


On serait tenté par galéjade de dire que Catherine Elaine Morgan est entrée en France au galop de ses chevaux de course forcés à la victoire, grâce au large succès de son second roman, Le sport des rois. Ici point de chevaux, mais des vaches et des poules qui deviennent la matière vivante et brute d’instants de révélation, de scènes fortes où se croisent vie et mort, promesse et asservissement. Déroulé d’une seule traite, sans parties ni chapitres, le récit s’inscrit quasiment dans un lieu unique, la plantation des parents d’Orren, et sur un temps court, celui de l’avènement d’une récolte de tabac : ainsi se dessinent ensemble la dimension métaphorique, la lutte avec les éléments, l’angoisse d’une maturation fertile équivalant à une résurrection.

Tous les vivants s’ouvre et se clôt par l’approche d’une vieille maison de cinquième génération, usée, abandonnée, mais revisitée suite au décès brutal des fermiers. Aloma, vingt ans, venue rejoindre son amoureux, entre et la découvre seule : « Face à elle se dressait un mur de visages, des photos encadrées disposées autour d’un manteau de cheminée noirci, une armée d’yeux du sol au plafond. Elle les étudia sans s’approcher. Pendant qu’ils l’examinaient en retour. » Interdite, l’orpheline, sans référence familiale ni regrets d’un passé, élève puis professeur de piano dans une mission, devient d’emblée l’étrangère d’un univers qui l’enferme et l’étouffe, la prisonnière de cette demeure délabrée, véritable tombeau de ses aspirations. En suspens, ni dans son monde, ni dans celui des autres, Aloma contemple un champ de bataille inédit. C. E. Morgan livre là un très beau portrait de jeune femme écartelée, à la fois piégée par sa sensualité et son envie du corps d’Orren, tendue par son désir pour lui et sa détestation de tout ce qui accapare la tendresse de son regard, et toujours prête à assouvir ailleurs sa passion pour le piano et la musique classique, toujours hantée par le vide de sa vie, en attente d’un rêve d’accomplissement et d’une existence épanouie et enfin libérée.

C. E. Morgan a écrit ce premier texte à trente-quatre ans, alors qu’elle était étudiante à la Harvard Divinity School, si bien que la dimension religieuse charpente l’intrigue, avec les allers et retours d’Aloma à l’église pour jouer les hymnes de la congrégation des fermiers désolés, le feu roulant du prêche du dimanche dans le petit sanctuaire et surtout le personnage du troublant pasteur Bell, invité discret et permanent de son esprit. Se nouent alors une situation triangulaire classique, le conflit des attirances, le duel de la sexualité et de la spiritualité. « Ainsi le cœur des fils de l’homme est-il plein de méchanceté et la folie est dans leur cœur pendant leur vie », dit l’Ecclésiaste en ouverture.

Tous les vivants se déroule sur fond de deuil – morts toutes récentes de sa mère et de son frère pour Orren, abandon de ses ambitions d’interprète pour Aloma – et charrie des tensions extrêmes, l’affrontement des solitudes et des dépits, la rage des taciturnes et la détresse des orphelins. « Elle vivait dans un endroit où rien ne lui évoquait le moindre souvenir et dont le passé lui était totalement inconnu. » L’orage couve indéfiniment dans le ciel immense des montagnes du Kentucky dévasté par la sécheresse d’une chaleur de fournaise, comme il couve dans le quotidien écrasé de silences. Ennui oppressant pour elle, épuisement jusqu’à la corde et l’os pour lui qui s’acharne sans répit à sauver la vieille ferme : il sue et trime, elle remâche son amertume oisive, il est ancré à ces contreforts, elle flotte dans l’espace vide, l’idylle est mise à rude épreuve même si les corps avides se joignent dans une frénésie érotique.

C. E. Morgan, Tous les vivants

C.E. Morgan © Guy Mendes/Gallimard

En abordant la question de l’héritage des terres et des origines avec Orren « le dernier, le précipité de ce qui avait autrefois été le sang vital, complexe et dilué d’une famille », C. E. Morgan fait passer toutes les nuances de la dette affective et matérielle, de la fierté et de la rancœur, de l’asservissement à des racines. Sans compter l’inexpérience et l’incompétence dans cette phase d’apprentissage sans maître qui donnent des épisodes d’échec. S’y ajoutent le défi à soi-même, la dureté, la référence aux morts, ceux de la ferme comme ceux du cimetière depuis les vaillants Confédérés, gisant dans leurs tombes en rangs serrés, les semelles face aux montagnes lointaines. Qui plus est, Orren Fenton, avec ses yeux couleur de ciel, a pour véritable prénom Orpheus, comme s’il charriait secrètement en lui-même cette intimation du regard en arrière, des terres souterraines des enfers et des morts. Situé au milieu des années 1980, le récit parait presque sans période, dans le climat incantatoire d’une prière et l’apparente simplicité d’une eau-forte ou d’un poème.

Sous le soleil brulant, il y a de la fureur cachée dans l’affrontement méditatif de ces trois missionnaires qui entendent se sacrifier, qui pour l’église, qui pour la ferme ou encore la musique. Le cadre de la campagne rude, l’étendue jaunâtre et fauve des plants de tabac en souffrance, donnent une échelle quasi biblique au tableau de ces humains ardents plantés dans les paysages du Kentucky où vit la romancière, là où, selon Aloma, « le ciel planait au-dessus de sa tête comme la paume d’une main immense et vide, qui ne se rapprocherait jamais, ne toucherait jamais la terre ». À titre anecdotique, les couvertures des ouvrages, travaillées à dix ans d’intervalle, donnent leurs éclairages. La première édition américaine, chez Farrar Straus Giroux, prend le parti du noir et blanc, d’un ciel ravageur et sombre roulant en volutes tourmentées les ombres sombres et la clarté étrange isolant la maison, alors que la couverture de Gallimard se vêt d’une jaquette où, dans les bruns et gris du bois d’un plancher usé et d’un lambris à peine interrompu par l’échappée de la fenêtre et son paysage jaune soufré, se fond et se détache un vieux piano droit abandonné. Les deux grands éditeurs ont fait un choix, Orren ou Aloma, le grandiose théâtre du lieu ou la nudité de l’intime.

Ces deux lectures s’avèrent complémentaires et même indissociables pour rendre compte de la force de Tous les vivants, où s’entrechoquent deux trajectoires antagonistes posées dès les premières confidences de la rencontre des deux jeunes gens : pour elle jouer du piano ailleurs et pour lui posséder la ferme un jour. Un phénomène d’écho donne tout son sens à la dynamique alternative qui met en place le ciel et la terre, la dureté de l’invitée et l’endurance du fermier, les réverbérations sans fin des notes de musique dans l’esprit du pasteur, chacun pris dans une pulsion fondatrice, une ardeur légitime. L’intransigeance est là, valence de la passion, avec son cortège d’excès. Pas de biais dans les querelles mais des attaques frontales, tant et si bien que cette logique binaire accentue le relief du style qui, avec sa précision, son plaisir des mots – parfois rares et précieux –, forge la signature de ce roman. De même, les scènes se répondent, arrivée et retour vers la maison, embauche et renvoi au presbytère, mort au poulailler et naissance dans la grange, pauvreté du foyer et richesse intérieure et, dans un autre registre, silence oppressant de la solitude sur la terre et musique céleste. C. E. Morgan semble aussi à l’aise dans les deux royaumes.

Un périmètre au creux des montagnes sous un soleil de plomb ou, le soir, l’obscurité sans frontières, une petite poignée de personnages induisent nécessairement une minutie de l’observation et du détail, une recherche de l’effet, telles les guirlandes de notes sur le clavier. Matières, lumières, bourrasques brulantes, couleurs subtiles des herbes et des arbres, fleurs blanches du tabac aux feuilles velues, caroncules rouges et perles noires des yeux du coq, peinture rouge écaillée de la grange, bibles noires, mousse blanche du ruisseau rugissant et noir, odeurs de foin, d’huile de lin, d’ammoniaque et de vinaigre, tout concourt à l’ambiance sensorielle, à la matérialité de la terre et à la présence de la maison. Mais une saison en enfer s’est abattue sur la cohorte des humains qui observent leur monde.

La démesure de la nature et l’isolement des frêles silhouettes, Dieu et le sexe, une maison avare qui distille de pauvres joies, autant d’éléments pour faire flamber et crépiter un roman. À quoi s’ajoute la beauté sensible des deux sermons du dimanche qui résonnent de tous les thèmes du roman, où Bell, tel un oiseau chagrin, avec sa voix noire et sa voix de miel, avec son éloquence chaude et pensive, aborde la solitude et la soumission, secoue le désespoir lorsqu’il prêche pour la pluie. Ainsi se combinent étrangement, au cœur de la petite église blanche, le dénuement des paysans et la magie du verbe, dans des séquences qui semblent hors du temps comme hors du siècle. La richesse poétique et la rigueur morale annoncent déjà Le sport des rois, avec la passion obsessive et les chevauchées épiques de Forge, le riche propriétaire du Kentucky. À propos de C. E. Morgan sont très naturellement évoqués les noms de Marilynne Robinson, la presbytérienne devenue congrégationaliste, ou de Flannery O’ Connor, la catholique, la Géorgienne qui parcourt les thèmes du mal et de l’innocence, ainsi que les cadences du Sud. S’il fallait y ajouter la rigueur d’un village et la figure d’un pasteur, l’héritage de Hawthorne et de sa Lettre écarlate font revenir en filigrane le séduisant révérend Arthur Dimmesdale, secret et solitaire. C. E. Morgan revient aux mystères, s’inscrivant sans peine dans la lignée des écrivains qui donnent vie à une foi et à une transcendance. Grâce notamment à ses incessantes variations sur la lumière, le roman se déploie, s’enracine et s’envole si bien que Tous les vivants dessine le passage d’une malédiction céleste à une bénédiction ultime.

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