Coup de foudre au-dessus d’un jardin

Enquêtes

« Connaissez-vous la rue Jacob à la hauteur de l’Hôpital de la Charité ? C’est lugubre. J’habite là depuis dix ans. Toutefois il y a l’envers : mon appartement du quatrième s’ouvre sur un grand jardin prisonnier. Il est plus profond que grand, et ses hauts marronniers mettent leurs branches élevées dans ma main quand je suis à ma fenêtre. C’est mon jardin. » Ainsi commence « l’histoire du jardin », presque au commencement d’Hécate, le premier des deux livres que Pierre Jean Jouve a consacrés au personnage de Catherine Crachat. « J’avais toute ma jeunesse, lui fait-il dire. Je vivais seule dans cet appartement, sur ce jardin. » L’histoire qu’elle s’apprête à nous raconter, bien qu’ancienne, est toujours douloureuse.

Qu’est-ce qui rend ce début tellement magnétique ? la présence du jardin dont on ne sait ce qu’il recèle ? le désespoir de l’héroïne ? son mépris d’elle-même ? « J’ai une égale horreur pour mon nom et mon portrait. Il faut supporter les deux. » Ou le ton adopté par l’auteur, un mélange de sublime (« elle portait le deuil d’un très grand et très unique amour perdu ») et de vulgarité : « elle fit des choses assez grossières avec cet homme jusqu’au matin » (il s’agit d’une rencontre de hasard) ?

Donc, dans un autrefois dont elle se souvient avec désespoir, Catherine découvre un jour – « il y a toujours un moment fatal » –  que de sa fenêtre elle peut voir l’atelier d’un peintre, situé « dans la maison de l’autre côté des arbres ». Elle regarde, elle aime cela, surprendre les autres dans leur intimité. Depuis son lit où elle est allongée, elle accède à l’intérieur de l’atelier. Le peintre travaille et son modèle pose. Comme l’atelier domine légèrement son appartement et que le modèle est tourné vers le jardin, la regardeuse est à son tour regardée.

Et moi, lectrice, je me régale et m’épouvante, en même temps que Catherine, du renversement de la situation : elle est dans son lit, « la gorge assez découverte sans doute », et elle est regardée, par le peintre et par le modèle, « un grand jeune homme très blond d’une race extraordinaire », qui « tient de l’ange ». Elle apprend par la suite qu’il s’occupe « de philosophie des mathématiques ».

Enquêtes : Pierre Jean Jouve, coup de foudre au-dessus d'un jardin

Résumons-nous : Catherine regarde qui la regarde. Et tous, elle, le peintre, le modèle, sont vus par les yeux de l’auteur qui les prête à son tour au lecteur.

Pierre Jean Jouve est un homme du regard. Comme la plupart des écrivains et des artistes en général, c’est chez lui une fonction primordiale. Lors du premier colloque organisé à son sujet, en 2012, la responsable, Dorothée Cooche-Catoen, enseignante chercheuse à l’université d’Artois, nous conduisit dans la maison située à Arras, rue de la Caisse d’épargne, où il logea avant 1901 mais d’où lui et ses parents partirent bientôt, « malgré le caractère bourgeois et l’emplacement avantageux du domicile […] pour s’installer rue du Vent-de-Bize », comme elle l’écrit dans le Cahier Jouve n° 3 (Calliopées, 2015).

C’était une grande maison en L, fermée sur un jardin qui, de ce fait, était secret. Elle avait, je crois bien, deux étages, de belles pièces lumineuses et dotées de parquets, et surtout un grenier où Dorothée nous fit grimper pour nous montrer (elle y tenait) la lucarne d’où Jouve, alors tout jeune garçon, se hissait pour sortir, au moins par le regard, du domaine familial et survoler les toits d’Arras. « Un “vieil escalier”, aujourd’hui endommagé par les années, mène à cette “espèce de grenier”. Seules quelques fenêtres, en façade, viennent éclairer l’immense pièce en forme de L. Si l’on s’y penche un peu,  on y aperçoit la tour du Beffroi ».

Le spectacle que présente une lucarne, celle de la rue de la Caisse d’épargne, ou une fenêtre, celle de la rue Visconti et symétriquement de la rue Jacob, ressemble à une scène de théâtre (auquel Jouve s’est intéressé) ou à un tableau puisqu’il est limité par un cadre. Nous revoilà dans la peinture. Ce n’est pas un hasard. Pas non plus un hasard si j’évoque ce colloque déjà vieux de 7 ans : il fut suivi d’un autre, celui-ci très récent (en mars dernier), piloté par la même chercheuse.

Un des intervenants, Pierre-Marie Deparis, historien d’art, fondateur et président de la société des Amis d’Henri Le Fauconnier, nous propose, au lieu des mots qui sont le lot de la plupart de ces rencontres, des images qui ont trait à l’atelier du peintre de la rue Visconti. Il nous apprend non seulement que l’atelier est celui du roman mais qu’il appartenait à Henri Le Fauconnier, un peintre cubiste d’abord proche des Nabis, aujourd’hui en partie oublié, et grand ami de Pierre Jean Jouve. C’est dans cet atelier, situé au-dessus de celui qui avait appartenu à Eugène Delacroix, qu’en 1909 le poète posa pour « le portrait dans le style fauve que l’on peut voir aujourd’hui au Musée d’Art Moderne » (Jouve, En miroir).

Sur le tableau, on peut voir le poète dans un fauteuil au dossier incliné. Il est assis de profil, bras allongés et mains croisées sur lui. Son costume est gris-vert, ses cheveux sont très noirs, son front haut, à cause d’une calvitie naissante, il n’a pourtant que 22 ans. Son visage est oblique, regard tourné vers nous, ou bien vers l’extérieur. Comme les séances de pose sont longues et nombreuses, il a le temps de regarder par la fenêtre « tout un ensemble de grands arbres, ce qui composait un jardin ignoré entre les rues populeuses ».

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Pierre Jean Jouve par Henri Le Fauconnier (1909)

On retrouve le contraste entre jardin du paradis et fièvre de la ville qui incite au péché dans un autre passage d’En miroir. Cette fois, Jouve habite rue Boissonade. Proche de là, « le pur grand jardin vert des Sœurs Visitandines, et le boulevard Montparnasse avec son orage artistique et ses fêtards nocturnes ».

Après avoir mené une enquête auprès des habitants actuels de l’immeuble de la rue Visconti, Pierre-Marie Deparis visite l’appartement qui correspond à l’atelier d’Henri Le Fauconnier et il peut voir par conséquent le spectacle que Jouve contemple et reprend près de vingt ans plus tard, dans son roman Hécate. « Si le regard en coin de Jouve semble s’adresser au spectateur pour le fixer ou le défier, les yeux de Jouve modèle étaient peut-être en réalité en train de lorgner une scène visible par la fenêtre ouverte pendant l’été. Une scène qui l’aurait ému… »

Je suis moi-même émue d’apprendre que l’atelier a existé ainsi que le jardin enclos, l’immeuble rue Jacob où Jouve loge Catherine et le peintre lui-même, ce Henri Fauconnier dont à l’époque on se moquait parfois. Mon long questionnement, puis l’enquête du chercheur Pierre-Marie Deparis, au lieu de rétrécir le récit du jardin, une fulgurance de seulement une trentaine de pages, font pénétrer les faits dans le vertige de la fiction, celle-ci les remplaçant, le faux devenant vrai ou se mêlant au vrai, les reflets peu à peu occupant le miroir, l’envahissant au point que le réel en est chassé.

Ainsi vont les lecteurs à l’intérieur des livres, dans le silence de leur caverne, le bruit confus des séminaires, cheminant de questions en réponses provisoires, entrelacées à des ravissements. Ils ne s’en plaignent pas.


Cet article doit beaucoup à Pierre-Marie Deparis, dont j’espère ne pas avoir mal interprété les informations. Dans l’univers de Pierre Jean Jouve, les reflets et les doubles ont de quoi égarer.

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