Le destin de la princesse Kirati

Si l’on ne garde pas constamment à l’esprit que Sur le mont Mitaké, court roman de Sîbourapâ, a été écrit en 1937, on risquera de le considérer comme une bluette sentimentale un peu languissante, élégamment mélancolique, sans verdeur (le sexe y est plus décent que dans Paul et Virginie) ni vigueur. Mais ce serait passer à côté du charme subtil et de la violence réelle d’une histoire sombrement féministe qui fait penser à certains des films les plus originaux de Mizoguchi, par exemple Le destin de madame Yuki.


Sîbourapâ, Sur le mont Mitaké. Trad. du thaï par Marcel Barang. Zoé, 176 p., 19,50 €


La construction du roman de Sîbourapâ, volontairement déceptive, se prête d’ailleurs à une scénarisation (qui aura lieu deux fois, mais dont j’ignore le résultat), en ouvrant la tragédie feutrée d’un amour impossible sur une scène postérieure de quelques années à la mort de l’héroïne.

Un banquier thaï accroche au-dessus de son bureau mais derrière sa tête une aquarelle sans valeur et refuse d’expliquer pourquoi à l’épouse du mariage arrangé auquel il s’est soumis par conformisme conscient.

Sîbourapâ, Sur le mont Mitaké

Michiyo Kogure dans Le destin de Madame Yuki de Mizoguchi, 1950

Le récit qui suit rend compte par petites étapes de la rencontre amoureuse à l’origine du tableau. Au cours de ses années d’études à Tôkyô (l’aristocratie thaï y envoyait ses fils dans des établissements de prestige), le jeune Nopporn a joué un rôle de cicerone auprès du couple constitué par un vieil ami de son père et sa jeune femme, également de très bonne famille noble et intellectuelle, la princesse Kirati, une éblouissante beauté à qui il donne un peu plus de vingt-cinq ans (lui en a dix-huit). Ce qui doit arriver arrive : Nopporn ne tarde pas à éprouver pour la princesse un désir éperdu, bien qu’il ne comprenne pas clairement lui-même pourquoi il est si heureux auprès d’elle.

Au cours d’une excursion au mont Mitaké, la crise connaît un paroxysme et s’achève, non sur une étreinte et l’explosion des « orages désirés », non sur l’adultère et la fuite des amants ; non, rien de tout cela, seulement quelques baisers repoussés par la femme, quelques conseils de modération sexuelle donnés par elle au jeune homme impétueux, quelques lettres échangées quand la princesse reprend le bateau pour Bangkok.

Aucun des éléments possibles d’une dérive incontrôlable des passions n’est, semble-t-il, présent : le vieux mari n’est nullement jaloux. Occupé par des retrouvailles avec ses amis locaux, tant japonais que thaïs, il laisse à sa femme une liberté entière, du reste méritée car elle lui reste fidèle. Les échanges entre Nopporn et la princesse, mis à part un unique incident, demeurent intellectuels, dans une sorte d’exercice d’initiation réciproque à la jouissance de la beauté naturelle, assez étrange. Rien des ingrédients d’un suspense, encore moins d’un vaudeville.

Sîbourapâ, Sur le mont Mitaké

Et pourtant les fils conduisant à une issue fatale se nouent obscurément : pas de « drame hasardeux ou magique », comme dit Apollinaire dans « Corps de chasse », mais bien une tragédie aux ressorts psychologiques fort inattendus. La belle Kirati est en effet depuis toujours une victime impuissante de la condition féminine, dont elle a intériorisé dès l’enfance le démon le plus destructeur, celui de la fuite du temps. Nopporn s’est trompé sur son âge. Elle a en réalité trente-cinq ans, ayant passé adolescence puis conquête du statut d’adulte en compagnie des doctes personnages amis de sa famille, parmi lesquels elle n’a trouvé personne à aimer, malgré ou peut-être à cause de sa beauté fulgurante et d’une intelligence qui impose à tous le respect. Et maintenant, à trente-cinq ans (on est en 1937, dans une société traditionnelle ; aujourd’hui c’est encore la pleine jeunesse chez nous, et pour quinze ans au moins), elle se sent désespérément vieille, ce qu’elle explique à Nopporn qui, à ce moment-là de sa propre évolution, n’y croit guère, au moins en apparence.

Car l’histoire est d’une cruauté implacable. Une fois que la malheureuse Kirati, encombrée par son destin, se retrouve à Bangkok, tandis que Nopporn poursuit pour cinq ans ses études à Tôkyô, les sentiments de chaque côté se révèlent pour ce qu’ils sont. La princesse, elle, a compris le premier jour que ce jeune homme beau, séduisant et immature était le garçon qu’elle avait attendu toute sa vie. Mais les convenances (peut-être), l’affection pour un mari aveugle, bon et généreux (sans doute), une affreuse lucidité surtout qui lui a fait envisager dès l’abord les conséquences prévisibles de son propre vieillissement à venir… Quelle autre solution a-t-elle que de mourir, jeune encore (de maladie), en donnant à son amant virtuel le tableau où elle les a peints tous les deux, minuscules, au fond d’un paysage de carte postale ?

Cependant, le terrible est ailleurs. Il tient à l’inaptitude de Nopporn à l’amour fou. Son « affaire » à lui n’a été qu’un feu de paille. Quand le mari de la princesse Kirati meurt à Bangkok (où il l’a revue), la laissant veuve et riche, au lieu de saluer cette chance d’un délire de joie et de se précipiter vers elle comme tout amant romantique aurait dû le faire, il accepte sans broncher la fiancée avantageuse pour sa carrière que son père a sélectionnée à son profit et, en crétin ordinaire, ne découvre la passion de Kirati que lorsqu’elle meurt. Puis il suspend au mur la preuve tangible de cet amour parce qu’elle le flatte dans son orgueil de mâle, mais derrière son dos afin d’exorciser ce passé oublié.

Belle leçon d’égoïsme sinistre, de machisme sans rémission. C’est à force de simplicité, de refus de l’esbroufe, à cause d’un sens aigu de l’« understatement » littéraire, que ce livre s’impose : violence intolérable en profondeur, économie extrême des moyens, refus délibéré de l’effet, pas de saturation du visible, pas de coups de cymbales. Quand, à la fin du Destin de madame Yuki, il s’agit de suggérer que cette femme abandonnée de tous s’est jetée dans le lac Biwa, un panoramique tournant la montre d’abord au milieu d’un groupe, puis se déplace lentement le long de la rive du lac. Au terme de la giration, la caméra retrouve le groupe mais madame Yuki s’en est absentée, sa place est occupée par un vide. L’extinction de l’épate, juste là où le cinéma, mécanique du mouvement, s’arrête, où commence l’art : du Mizoguchi, vous dis-je !

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