La maison de ruines, premier roman de Ruby Namdar, écrivain israélien établi à New York, vient de sortir en traduction française. Ce texte aux allures talmudiques s’inscrit dans le corpus littéraire né du 11-Septembre, tout en démontrant les possibilités du « roman juif » lorsque celui-ci puise dans une véritable culture hébraïque. En 2014, Namdar a remporté le plus grand prix littéraire d’Israël, devenant ainsi le premier lauréat expatrié du prix Sapir.
Ruby Namdar, La maison de ruines. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Sarah Tardy. Belfond, 560 p., 23 €
Vous avez publié votre premier roman à l’âge de cinquante ans. Qu’avez-vous fait avant ?
Je suis né et j’ai grandi à Jérusalem, j’ai eu mon diplôme en anthropologie à l’Université hébraïque de Jérusalem en 2000, c’était une année importante dans ma vie, j’ai aussi publié mon premier recueil de nouvelles. J’avais déjà trente-six ans, pourtant je me savais écrivain depuis l’âge de dix ans. Et, cette même année, j’ai quitté Jérusalem pour m’installer à New York.
Et avant l’âge de trente-six ans ?
J’ai terminé mon service militaire à l’âge de vingt et un ans, et je suis allé une première fois à New York, non pas pour être un intellectuel. En fait, mes parents sont perses, ils ont quitté l’Iran pour émigrer en Israël, on m’a élevé en hébreu, mais avec ma grand-mère paternelle je parlais le perse, c’est-à-dire un dialecte archaïque marqué par un lourd accent du nord-est du pays. Du coup, je m’intéressais à cette identité qui ne m’était pas accessible en Israël. Donc, après l’armée, j’ai intégré la communauté de New York que mes parents avaient quittée, dans le Queens (aujourd’hui ils habitent tous à Great Neck). Ils étaient tous dans les affaires. J’y suis resté quatre ans, j’ai été négociant en diamants. Et puis, à vingt-six ans, je suis retourné en Israël et j’ai commencé mes études. Ça a pris dix ans — je travaillais aussi à plein temps —, et puis c’est à la fin de cette période que j’ai renouvelé une veille histoire d’amour avec Carolyn, aujourd’hui ma femme. Elle est new-yorkaise, donc je suis retourné à New York, où j’ai commencé à enseigner l’hébreu.
Quelle a été la genèse de ce livre ?
En y retournant, en 2000, j’ai découvert un autre New York, celui de l’Upper West Side, que j’ai eu le privilège de voir depuis l’intérieur : j’ai intégré les salons de l’intelligentsia juive de Manhattan grâce à ma femme, sa famille y habitait depuis toujours. J’ai commencé à lire Bellow et Roth. En Israël, on avait du mal avec Roth — un peu moins aujourd’hui — à cause d’une rivalité pour incarner la véritable voix des Juifs. Les écrivains tel Yehoshua n’acceptent pas ce côté plaintif et empreint d’autodérision du Juif de la Diaspora. Quand j’ai pris Portnoy et son complexe dans la bibliothèque de Carolyn, elle m’a dit : « Oh, ce livre est dégoutant. » Je me suis dit : « Tant mieux, on va voir. » En effet, c’est dégoutant, formidable, culotté, plein d’énergie. Parfois, en tant qu’Israélien, je ne le supporte pas. En tout cas, j’ai découvert un univers littéraire qu’on ignorait en Israël. On lisait les Russes, les Français et les Allemands, mais, si on lisait les Américains, c’étaient Hemingway et Faulkner. Aujourd’hui, tout cela a changé : le pays s’est américanisé. À l’époque, on avait le regard tourné vers l’Europe, tandis que maintenant on ne regarde que l’Amérique.
Andrew Cohen, votre héros, professeur libidineux et névrosé, ressemble à Moses Herzog.
Le roman est une variante sur l’idée de Herzog. Et puis l’empreinte de Roth est partout.
En quoi en est-il une variante ?
Chez Bellow, il s’agit d’un professeur dysfonctionnel – de façon générale, ses héros représentent une version intellectuelle de la figure du criminel – tandis que le mien appartient à l’establishment. Sa révolte se situe à l’intérieur : ce que Bellow fait avec la psychologie, je le fais avec la psychologie mystique. Bellow n’aurait jamais songé à cela, Malamud si. Ceci est un paradoxe : bien que Malamud m’attire moins, c’est lui qui a cette manière merveilleuse d’introduire le fantastique dans le réalisme.
Alors, de quelle tradition littéraire êtes-vous issu ?
J’ai baigné dans la tradition hébraïque, qui remonte à la Genèse. Sinon, plus récemment, c’est Agnon qui m’a influencé. Il est le grand maître de la littérature hébraïque moderne, qui sert de pont entre les traditions classique et contemporaine. Dans le fond c’est un moderniste, bien que son œuvre prenne des allures archaïques. Sa langue est un mélange de l’hébreu mishnaïque des hassidim et d’autres strates. À laquelle il ajoute ses propres inventions. Beaucoup d’écrivains essaient de l’imiter mais c’est impossible. Aujourd’hui, peu d’Israéliens le lisent. Je crois qu’au fond c’est un Européen qui écrivait en hébreu ; il s’est trouvé en Palestine, puis en Israël, mais il n’était pas israélien.
Il a dû inspirer le récit archaïsant de votre roman, dont la mise en page ressemble au Talmud, avec dans le panneau central l’intrigue concernant l’histoire d’Obadiah, prêtre fictif à l’époque du Temple de Jérusalem. Il est entouré dans la mise en page par un patchwork d’autres textes tirés du Talmud, des commentaires rabbiniques et de la Mishna. Apportent-ils un éclairage sur l’histoire d’Obadiah ?
Oui, mais ce n’est pas explicatif, c’est plutôt un commentaire qui élargit le sens du texte.
L‘histoire du Temple était-elle présente dès le début ?
J’ai mis à peu près deux ans avant d’arriver à cela. Puisque je puise dans le Talmud et la Mishna, ce que je relate sur le Temple est plutôt anhistorique et mythologique. Du coup, pour rester cohérent et authentique, il m’a fallu cette mise en page.
Quelle était l’idée du départ en 2002 ?
Au début, il s’agissait d’un professeur juif et laïque, élégant et cool : une sorte de caricature de la réussite new-yorkaise. Qui se trouve psychiquement envahi par le passé ancien. Il est dépourvu de l’appareil intellectuel et affectif qui lui permettrait de le comprendre. Je voulais que cette irruption le déstabilise complètement, qu’elle soit à la fois belle et effrayante, qu’elle l’amène dans un abysse insondable. Et puis, au dernier moment, il s’en sort, tout revient au statu quo ante, sauf que rien ne sera comme avant.
Ses visions prédisent-elles le 11 septembre 2001 ?
Le 11-Septembre est un point central tout en restant en dehors du cadre du roman. Le motif de la destruction du Temple ainsi que celui plus large des ruines traversent le texte entier. Il (Cohen) a tout ruiné, sinon tout a été ruiné pour lui, et ce, à partir du Temple, jusqu’à son propre foyer. Vous savez, dans le Talmud, les termes « épouse » et « maison » sont interchangeables. Cela implique qu’on doit se sentir chez soi dans son corps, dans ses croyances, dans sa relation amoureuse, dans sa carrière. Et pour lui, tout cela a été fissuré, cassé.
Dans La maison de ruines, la première fissure paraît juste au-dessus du métro de la 4e Rue Ouest. Pourquoi là-bas ?
Parce qu’il se trouve à côté de NYU.
L’université de New York, que représente-t-elle ?
NYU est une université plutôt sexy, branchée et radicale : une faculté moderne et rebelle.
Alors, lorsque cette fissure paraît, le ciel s’ouvre, un vieux clochard allongé sur un banc est le seul à le voir, et puis il meurt sur le coup. Qu’a-t-il vu ?
Les sept sphères célestes.
Ces dernières paraissent encore vers la fin du roman, un an plus tard, quelques semaines avant le 11 septembre 2001. Il s’agit de Tisha Beav, le neuvième jour du mois d’av, selon le calendrier hébraïque, date tragique pour le peuple juif, surtout à cause de la destruction du Temple. En effet, ce jour-là, Andrew fait une promenade à vélo assez apocalyptique.
C’était l’une de ces journées d’été infernales à New York. Il fait une balade à vélo dans Central Park, enfermé dans une boule de solitude et de désespoir. Il se sent lépreux, comme si tout le monde le regardait, comme s’il venait d’un autre univers. Puis il commence à sentir l’odeur du feu qui devient de plus en plus intense, comme si des forêts entières brulaient dans le New Jersey. Mais il n’y a pas d’incendie et il se rend compte que ce feu dévorant est en lui. Il s’agit d’une vision : des flammes engloutissent le Temple. Puis, sans le comprendre, il fait les mêmes gestes qu’ont toujours fait ses ancêtres lors du 9 av : il se prosterne par terre et pleure sur le Temple perdu en déchirant ses vêtements. De même, dans ce roman, il répète d’autres gestes anciens sans comprendre leur signification.
Apparemment, les flammes préfigurent la destruction des tours un mois plus tard.
Oui, c’est prophétique.
Donc, vous faites un parallèle entre New York et Jérusalem.
Ce sont des villes – Paris aussi un peu – qui ne sont pas des endroits mais des symboles, des dispositions géographiques où Ciel et Terre se rejoignent, créant du sens. Lorsque je considère New York, j’y vois la conjonction entre le profane et le sacré, l’axis mundi, quelque chose qui relie le Ciel et la Terre. New York est assez jeune, pourtant elle est comme une ville ancienne, il y a cette décadence qui évoque les derniers jours du Temple.
Alors le Temple est remplacé par les tours jumelles ?
Aujourd’hui, ils ont construit un nouvel immeuble là-bas, mais je vois toujours les fantômes des tours. Elles étaient d’un autre monde. Ce n’est pas un hasard si elles furent choisies. Rien que d’un point de vue architectural, elles ont défié les lois de la gravité. Il y avait quelque chose d’orgueilleux, une beauté et une puissance quasi abstraites, précisément parce qu’elles étaient si étroites et austères, presque ascètes.
Ce rapport entre New York et Jérusalem fait penser à Boulgakov.
J’ai lu presque tout ce qu’il a écrit, dont Le Maître et Marguerite vingt-cinq fois. Je me reconnais dans ce mouvement entre Moscou et Jérusalem, ainsi que dans sa manière d’entrelacer un réalisme ironique et un très romantique réalisme magique.
Andrew Cohen porte le patronyme des prêtres, donc on peut le considérer comme un descendent d’Obadiah.
En effet. Sans le savoir, il agit comme un prêtre ancien. Par exemple, lorsqu’il prépare un tagine d’agneau, il frotte du sang sur le lobe de son oreille, sur son orteil, son doigt et son pouce. Il est habité par des forces anciennes.
Vous êtes très dur dans votre portrait de son milieu universitaire.
Ça a basculé dans les années 1990, moment où le capitalisme a subitement conquis beaucoup de territoire dans le domaine de la culture, en particulier à New York. Et c’est surtout à New York qu’on ressent combien le capitalisme est devenu anonyme et inhumain, et ce depuis vingt ou vingt-cinq ans : tout est devenu une commodité, que ce soit l’art, la recherche ou l’université.
Propos recueillis par Steven Sampson