L’émerveillement de Dolores Prato

Pour avoir une idée de l’univers de Dolores Prato, il faut imaginer la rencontre de Simone Weil et de Flannery O’Connor, de deux écrivains qui avaient connu la souffrance, physique et morale, que la première transforma en volonté d’immolation, se sacrifiant au nom de la philosophie et d’une résolution à défendre les démunis, tandis que la seconde, dans une petite ville de l’État de Géorgie, luttait contre une maladie chronique, le lupus, avec pour seules armes son humour et sa détermination à tout surmonter grâce à la littérature.


Dolores Prato, Bas la place y’a personne. Trad. de l’italien par Laurent Lombard et Jean-Paul Manganaro. Verdier, 896 p., 32 €


Chez Dolores Prato, il y avait, tout comme chez Simone Weil, un mélange de croyance religieuse et de convictions politiques fortes qui l’amenèrent à s’engager auprès des communistes.

La correspondance de Flannery O’Connor est intitulée L’habitude d’être, expression qui n’est pas sans faire penser à ce que Dolores Prato dit de son accoutumance à la douleur d’être une enfant bâtarde abandonnée par ses parents. L’auteur de Mon mal vient de plus loin évoque dans ses lettres la ferme d’Andalusia du sud des États-Unis, avec ses paons et ses autres animaux qui l’aidaient à endurer les épreuves quotidiennes. Dolores Prato, née en 1892, avait précédé Flannery O’Connor et Simone Weil sur le chemin de la désolation, ainsi qu’un témoin pressé définirait sa vie en ayant juste à l’esprit son destin d’esseulée, captive de Treja, un village dans les Marches, tout près de Recanati, terre natale de Giacomo Leopardi qui, lui, n’ignorait pas ce que veulent dire la solitude et la désolation.

Désolation ? Oui, mais ponctuée de merveilles, répond Dolores Prato dans Bas la place y’a personne. Treja pour elle, c’était comme Savannah pour O’Connor. Mais Dolores Prato a l’avantage d’habiter non loin de chez Leopardi, et il est certain que le fantôme de ce dernier plane sur les écrits de celle qui connut divers déboires avec la publication de ses textes, y compris son livre-testament de près de mille pages, Bas la place y’a personne. Elle le confia en 1980 à Natalia Ginzburg, qui sabra le manuscrit et en remania une grande partie, ainsi que nous l’apprennent Laurent Lombard et Jean-Paul Manganaro, les remarquables traducteurs de son grand œuvre, à la fin de l’édition intégrale qu’ils nous offrent.

Dolores Prato, Bas la place y’a personne

Dolores Prato, âgée de 11 ans

Leopardi, donc, fait quelques apparitions dans Bas la place y’a personne. La première fois, il est question, lors d’une conférence sur lui, de sa mauvaise haleine et de ses ongles en deuil. Les autres fois, Prato convoque l’auteur du Zibaldone pour aborder des sujets touchant au langage (chaque commune ayant son parler), ou bien pour décrire un personnage de prêtre poète qui s’abîma, comme lui, dans l’apprentissage du grec, du latin, pour se rendre familiers tous les classiques.

Dolores Prato aurait voulu, elle aussi, se consumer dans l’étude. Mais elle était déjà une enfant d’une grande sauvagerie, murée dans le silence. Qui aurait deviné qu’elle commencerait son autobiographie par ces mots : « Je suis née sous une petite table » ? Elle était la fille illégitime de Maria Prato et d’un avocat de Calabre, confiée à des cousins de sa mère, un prêtre et sa sœur, qui habitaient Treja : « Treja, devait écrire Dolores Prato, fut mon espace, le panorama qui l’entoure, ma vision. » Elle fait souvent, dans Bas la place y’a personne, l’éloge de la « tendresse envoûtante » de ce village, tout en sachant qu’il y avait un « processus de rejet » entre lui et elle. Dans la maison de son oncle, elle se réfugiait sous la petite table par peur d’être renvoyée chez sa mère, mais aussi pour se souvenir que personne ne la caressait : « Personne ne me cajolait comme si sur moi pesait le péché de ma mère qui m’avait amenée à Treja ; dans les rues, dans les églises, les gens passaient au-dessus de moi. »

N’imaginons pas une Dolores Prato plaintive, se lamentant sur sa bâtardise et écrivant avec une furie vengeresse comme s’il lui fallait réparer une injustice. Sa prose, poétique, pleine d’esprit (par exemple quand elle fait le « bilan général des caresses »), s’attarde volontiers sur les objets du quotidien (une tirelire, une lampe à huile, une horloge), qu’elle décrit avec une telle précision qu’ils en deviennent irréels. Elle ne dédaigne pas non plus de dresser la liste des plats savoureux, d’évoquer la polenta comme rite. « La solitude me donnait des émerveillements, les émerveillements effaçaient la solitude », telle était l’équation qui l’aida à dépasser ses peurs.

Dolores Prato, Bas la place y’a personne

Dolores Prato, âgée de 80 ans

Quand elle devint enseignante puis quand elle partit pour Milan, et pour Rome, l’école publique joua un grand rôle pour elle, la rapprochant de certains milieux intellectuels dont le gauchisme renforça son « penchant pour le peuple ». Elle fut vite bannie de l’enseignement, mais il restait les livres lus, la joie de pouvoir jouer avec le langage, de noter par exemple qu’à Treja on dit : « C’est un Zoulou » pour désigner un malotru, « C’est un gréviste » pour parler d’un individu qui travaille à contrecœur. Elle relève aussi que dans les Marches on n’effeuille pas la marguerite mais l’épi du chiendent, que l’expression « sa voix mue », à propos d’un garçon chanteur, la met dans tous ses états, que si elle écrivait un roman, elle y glisserait le nom séduisant de Polyxène.

Elle sait que sa prose est unique, son écriture à la fois tourmentée et enchanteresse, car elle ne ressuscitait pas seulement les êtres, mais aussi les choses : « De combien de choses j’étais amoureuse dans mon silence renfermé ! Je pourrais utiliser le mot volupté pour dire le plaisir du plaisir que je tirais des choses, d’autant plus que ce mot est profond et beau justement parce qu’on ne sait pas trop ce qu’il dit. »

Sa tante prétendait qu’elle était versatile, lunatique, méchante. Elle, comme pied de nez, écrivit qu’elle était la « bâtarde intégrale », pour qui l’écriture est ce dictame évoqué au détour d’une page (un dictame est une plante parfumée aux feuilles gris-vert tenant du velours et de la peluche, mais aussi un baume). Ou bien faut-il dire plutôt que si sa prose, expression d’une grande souffrance, se révèle aussi lumineuse, c’est que Dolores Prato a toujours observé une seule règle : « Marcher sans halte possible, c’est ça la vie, marcher sans savoir ce qu’il y aura de l’autre côté quand nous tournerons le coin. Ici il y a un caillou, une fleur, un chat, un bébé qui disparaît sans mourir, un arbre, un ami, soleil, nuage et, nature mêlée à la nature, la douleur obstinée. Si l’on scrute pour savoir ce qu’il y a de l’autre côté, seul répond l’effroi de la question » ?

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