Le cri des oies sauvages

Un roman sur le Nunavik aujourd’hui, beau et impitoyable comme le Grand Nord. Juliana Léveillé-Trudel, s’appuyant sur son vécu là-bas, dit son amour des Inuits, sa rage de les voir se détruire dans un monde où ils ne trouvent plus leur place.


Juliana Léveillé-Trudel, Nirliit. La Peuplade, 176 p., 18 €


La première partie du livre de Juliana Léveillé-Trudel est dédiée à Eva. Son corps n’a pas été retrouvé, les circonstances de son décès dans les eaux d’un fjord restent obscures. Un choix narratif qui a du sens quand on sait le nombre de femmes portées disparues dans les communautés autochtones d’Amérique du Nord (plusieurs centaines chaque année). La mort n’est jamais très loin en terre arctique, mais pas seulement à cause du froid. Alcoolisme, violences conjugales, accidents et suicides font le reste.

Ce serait donc ça, les Inuits ? Une communauté d’irresponsables qui vivent aux crochets du gouvernement canadien ? Pas si simple. Le livre déconstruit dès la première page les oppositions binaires : « Les Inuits ne parlent pas. Pas à nous. Nous non plus. Les Blancs dans un coin, les Inuits dans l’autre. Les Blancs, c’est aussi les Noirs. Tous ceux qui ne sont pas Inuits deviennent Blancs à cette hauteur. Ça ferait sûrement rire Martin Luther King. »

La narratrice, comme les oies sauvages (les « nirliit » du titre), ne va à Salluit, dans le Nunavik, que les mois d’été. Elle y fait un travail social, tâche de lutter contre les addictions et la délinquance, en particulier chez les plus jeunes, contre les préjugés aussi. Les travailleurs blancs, généralement saisonniers, ne manquent pas à Salluit. Les relations entre ces Blancs « du Sud » et les Inuits gardent la trace de la colonisation : qui exploite qui ? qui accapare les emplois, les ressources, les aides sociales ? Juliana Léveillé-Trudel montre la complexité de ces relations, les grandeurs et petitesses chez les uns et les autres. Le tout dans un style qui ne manque pas d’ironie.

Juliana Léveillé-Trudel, Nirliit

Juliana Léveillé-Trudel © Gopesa Paquette

Si la première partie permet de se familiariser avec l’environnement spécifique des terres arctiques, les étés sans nuits, la beauté de la toundra, les enfants livrés à eux-mêmes et autres problèmes sociaux, la seconde, plus romanesque, fait se croiser les trajectoires autour du personnage d’Elijah, fils d’Eva la disparue – tuée, on l’apprend, par jalousie. Cette même jalousie pourrait faire d’Elijah un meurtrier ou une victime, tout comme son double blanc, Félix ; deux hommes aimés de la même femme, Maata.

Il n’y a pas que les Inuits qui « ne parlent pas », de la même façon qu’il n’y a pas que les Inuits qui soient violents avec les femmes et les jeunes filles – le roman ne passe pas sous silence les relations sexuelles, y compris avec des mineures, imposées ou marchandées contre de l’alcool ou de la drogue. L’homme parfait, la femme parfaite, n’existent nulle part ; il est illusoire de se croire meilleur que l’autre, même si c’est la chose du monde la mieux partagée. Violences, manipulations, la convoitise et le ressentiment gangrènent tout. La narratrice ne fait pas exception : « Je t’en ai tellement voulu, Alex, tellement voulu de préférer une alcoolique junkie de vingt ans, une pauvre fille qui n’a pas fini son secondaire et qui ne fout rien de ses journées sauf boire et fumer, je t’en ai tellement voulu. / Parce que moi, je suis la reine d’Angleterre, parce que moi je suis brillante et pleine d’avenir, je suis la femme idéale tout droit sortie d’une famille idéale, parce que moi je fais des beaux discours sur l’arrogance des Blancs et regarde comme je suis pareille à eux. »

Le Nunavik, à l’instar des réserves amérindiennes, est aussi un monde dont on ne sort pas facilement. Annie, partie au Sud, voit un jour débarquer un cousin éloigné qui se rêve star de hip-hop (et qui, accessoirement, est libéré de sa jalouse épouse) mais s’englue dans l’alcool, beaucoup plus facile à se procurer à Montréal. Hantée par le souvenir des hommes de sa famille détruits par la boisson, elle lui demande de repartir, mais se ronge les sangs quand elle n’a plus de nouvelles. Il se fait sévèrement amocher ; à son chevet, elle prie contre « l’autogénocide programmé ». C’est que les liens sont forts, dans les communautés inuites, pour le meilleur ou pour le pire, ce qui donne à la narratrice, dans son beau français canadien, « le goût de brailler », c’est-à-dire l’envie de pleurer.

Une « Blanche du Sud » peut-elle ainsi donner une voix à ce peuple réputé taiseux ? Elle a appris un peu d’inuttitut, la langue locale, grâce à cette Eva disparue qui lui disait dans son français trébuchant : « je manque toi ». Elle a côtoyé les habitants temporaires et permanents de Salluit, entendu des « vous autres » et « eux autres » à qui mieux mieux, n’a jamais cherché à devenir Inuite, mais peut-être à mieux comprendre les uns et les autres. « Odeur de chair pourrie mon amour », ce refrain oxymorique qui joue sur le sens du nom de lieu Puvirnituq (non loin de Salluit) tente d’intégrer linguistiquement les terres boréales dans l’œuvre, mais signale aussi un dialogue au-delà des différences et de la temporalité ordinaire, comme dans Hiroshima mon amour. Le titre lui-même, Nirliit, sonne comme un cri d’oie sauvage dans cette langue pointue qui perd chaque jour des locuteurs. Tout le livre peut être vu comme une traduction, forcément imparfaite, de la vie dans la toundra du XXIe siècle.

« On se comprend si peu au fond, barrière de langue. Les Blancs désespèrent devant votre pauvre anglais et votre français quasi inexistant, mais lequel d’entre nous est capable de s’aventurer dans votre langue ? Qui peut vous parler dans la langue d’Agaguk, qui se donne la peine de buter sur les q, les k et les j pour arriver à vous comprendre et à parler le langage de la toundra ? Qui ? » Pour autant, il ne s’agit pas d’un requiem mais d’un appel à la renaissance, à l’instar d’Eva qui refait surface à la fin du récit dans le nom de sa petite-fille, héritage linguistique répandu chez les grands-mères du monde entier.

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