Bernardo Carvalho, violence et passion

Dès les premières pages de son essai sur l’érotisme, Georges Bataille rappelle qu’il est l’approbation de la vie jusque dans la mort. Le roman de Bernardo Carvalho reprend le titre d’une chanson des Rolling Stones, « Sympathy for the Devil », mais l’auteur insiste sur le fait que « sympathy » en anglais signifie « considération », tandis que s’il a, lui, choisi ce titre, c’est aussi parce qu’à ses yeux la sympathie pour le démon décrite dans ces pages arrachées au livre de l’Amour et de la Mort est vraiment de la sympathie.


Bernardo Carvalho, Sympathie pour le démon. Trad. du portugais (Brésil) par Danielle Schramm. Métailié, 230 p., 19 €


Ce n’est pas un hasard si le nom de Georges Bataille surgit ici : Éros et Thanatos jouent une partie périlleuse dans ce qui est l’histoire d’une déroute, le récit haletant, mêlant l’Histoire immédiate (les prises d’otages par des djihadistes et les attentats de Paris), une tragédie passionnelle entre deux hommes (bizarrement ou grotesquement, selon le point de vue, surnommés l’un, le Rat, l’autre, le chihuahua), une réflexion sur la violence et le sacré, dans le sillage de René Girard, et quelque chose qui ressemble à un thriller à la façon de Profession : reporter, le film d’Antonioni, avec substitution d’identité.

La danse de mort que dansent les deux amants (auxquels il faut ajouter, comme toujours dans ces jeux pervers, où le mensonge est manié avec une habileté retorse, un « tiers fantôme », l’amant officiel, ici appelé le Clown), cette danse de mort les mène de Berlin au Mexique, sans oublier Rio de Janeiro, la ville du Rat.

Bernardo Carvalho avait déjà, dans Neuf nuits, exploré les liens entre la violence et le sacré en lançant un personnage sur les traces de Buell Quain, l’anthropologue qui, dans la nuit du 2 août 1939, à l’âge de vingt-sept ans, s’était suicidé en se tailladant avec une sorte de fureur mêlée de sauvagerie, avant de se pendre. Il faisait, au Brésil, un séjour chez les Indiens Kraho.

René Girard hantait ce roman, tout comme Tanizaki est présent dans Le soleil se couche à Sao Paulo, où la patronne d’un restaurant japonais de la capitale brésilienne harponne un de ses clients, persuadée qu’il est un éminent membre de la confrérie des gendelettres, pour lui raconter sa vie amoureuse.

Bernardo Carvalho, Sympathie pour le démon

Samson et Dalilah, par Rembrandt (1628)

Si la tragédie grecque et le théâtre de Tchekhov servent parfois de références à certaines situations chez Bernardo Carvalho, le kyogen – les farces introduites dans le théâtre nô – est loin d’être absent, le trivial donnant par moments à l’ensemble la coloration d’une peinture contemporaine mi-grinçante mi-burlesque, comme dans Reproduction, où un étudiant en chinois, avant de découvrir que sa professeure de mandarin est impliquée dans une histoire violente, tient des discours qui sont un tissu de thèses plus ou moins complotistes dont la Toile est devenue une sorte d’encyclopédie.

Le Rat, dans Sympathie pour le démon, appartient à une agence humanitaire dont le directeur, après lui avoir montré la vidéo d’une décapitation, l’envoie au Proche-Orient payer la rançon d’un otage. Cette mission, comme il s’en rend compte, serait « son école de la vie qui commençait hors de l’agence ». Il doit se rendre seul dans cette région du monde, ne pas se réclamer de l’agence, qui d’ailleurs le licencie pour bien signifier qu’il ne fait plus partie de la maison et opère en solo.

Au moment où le Rat s’apprête à s’acquitter de sa tâche, une bombe explose et il se retrouve dans une chambre d’hôtel avec un homme à demi-mort, le torse couvert d’explosifs. Alors, dans un retour en arrière en forme de bilan, il se remémore la liaison, vécue avec une douloureuse intensité, qui l’a rendu dépendant du chihuahua (lequel préfère être appelé « petit renard »). C’est une histoire de soumission, de délire érotique, c’est l’éternelle lutte mortelle de Dalila et Samson, qui s’achève par la trahison de la première et la défaite du second, réduit à l’impuissance.

C’est surtout, une nouvelle fois, une enquête menée par Bernardo Carvalho pour, après Georges Bataille, étudier tous les visages de la Littérature et du Mal. Ce qui se révèle le plus envoûtant dans Sympathie pour le démon, c’est le double portrait, celui du Rat comme combattant solitaire et amoureux vulnérable, et celui du chihuahua comme personnage veule et pleurnichard, qui en réalité est un cynique, d’une grande duplicité, toujours prêt à manipuler ses amants pour s’en servir au mieux de ses intérêts.

Roman de l’amoureux captif, roman où le sacrifice mène aux rituels, qui eux-mêmes exigent une victime émissaire, dirait René Girard, Sympathie pour le démon ne renferme pas seulement une charge destructrice au sens propre, le livre contient tout ce qui fait un grand livre de la passion. La vie veut triompher de Thanatos, à l’œuvre tout au long de ces pages. Le piège s’est refermé sur l’amant mi-crédule mi-subjugué, et jusqu’à l’ultime moment le lecteur ne saura pas quelle vérité sortira de ces mystifications, étant entendu que la tromperie est aussi bien collective qu’individuelle.

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