Être et avoir été

« Je » est-il vraiment un autre ? Pour écrire sur sa propre vie, un auteur se sert en général de son narrateur comme d’un paravent commode : derrière lui, il peut se confier, se mettre en scène, être à la fois lui-même et personnage de fiction, mi-exposé, mi-protégé. Mais lorsqu’Alain Claude Sulzer revient sur son enfance et son adolescence, on constate que son récit sait aussi s’affranchir du cadre autobiographique pour prendre une autre dimension. Confession, reconstruction, désir de faire le point sur soi-même ? Peut-être, mais pas seulement. Le choix du titre déjà, emprunté à l’écrivain anglais L. P. Hartley, indique une volonté de passer du particulier au général : n’est-ce pas quand la jeunesse « chante à d’autres le printemps », comme disait Aragon, qu’elle devient pour nous tous « un pays étranger » ?


Alain Claude Sulzer, La jeunesse est un pays étranger. Trad. de l’allemand (Suisse) par Johannes Honigmann. Jacqueline Chambon/Actes Sud, 240 p., 21,80 €


Être né en Suisse d’abord, même si cela relève du hasard, n’est pas anodin pour Sulzer, car la langue allemande dans laquelle il grandit sut se montrer généreuse et lui offrir une place de choix dans la littérature germanique (sa mère, d’origine française, est toujours restée quant à elle empêtrée dans l’alémanique de son pays d’adoption). La famille dans laquelle le petit Alain Claude vit le jour (un prénom français pour tempérer son origine allemande ?) avait comme toutes les familles son lot de mystères, de bonheurs et de malheurs, mais elle comptait aussi des originaux qui attisèrent la curiosité et la perplexité de l’enfant. Dans une suite de courts chapitres, les anecdotes remontent à la surface, au gré de la chronologie personnelle et familiale, et les parents qu’il côtoyait alors au quotidien reprennent vie – celle que l’auteur d’aujourd’hui veut bien leur prêter. Et petit à petit, le lecteur voit s’esquisser, comme autant de tableaux et de précieux témoignages, une enfance en Suisse dans les années 1960.

Au début de l’histoire, une étrange maison telle que l’a voulue le père de Sulzer, avec une moquette noire, des murs au décor noir et blanc et… un toit qui fuit ! Pas très rassurant, pour un petit garçon. Au fil des années, il grandit et s’émancipe peu à peu, se taille un chemin vers l’indépendance et la liberté. Il fait l’expérience de l’amitié, des premiers émois, se sent troublé par les garçons. Une fugue le conduit jusqu’à Paris, mais elle s’achève piteusement.

Alain Claude Sulzer, La jeunesse est un pays étranger

Alain Claude Sulzer © Julia Baier

Sulzer raconte aussi comment sa vocation lui vint : l’envie d’écrire, comme une évidence, celle de publier et d’être lu. La fierté d’avoir couché sur le papier, à dix-sept ans, ce qu’il prenait alors pour un roman – il s’agissait d’une douzaine de pages, écrites dans une nuit d’ivresse : « C’était un flot qui jaillissait de moi. J’étais incapable de le diriger, d’ailleurs je ne le souhaitais pas. J’avais quelque chose à dire ! » Suivent les refus des maisons d’édition, jusqu’au premier succès qui ne viendra qu’à l’âge de trente ans.

Mais pour l’homme mûr qui regarde en arrière, le jeune homme qu’il fut jadis est-il autre chose qu’une image évanescente, lointaine, exilée pour toujours en « pays étranger », engluée dans un temps disparu ? Les moments racontés ne s’enchaînent pas vraiment, le puzzle reste volontairement mal assemblé, et les chapitres en se succédant jouent sur des tonalités différentes, selon l’image qui est ressortie de l’oubli. La mémoire procède par sauts successifs, et la structure désarticulée du récit qui correspond à ce temps fractionné pose en même temps la question de la pseudo-continuité de l’être : est-on encore ce que l’on fut, quel rapport existe-t-il entre l’enfant d’hier et l’homme d’aujourd’hui, a fortiori celui de demain ?

C’est ici qu’une vie particulière dépasse le plan anecdotique et touche à la vérité littéraire. Il faut, curieusement peut-être, attendre les dernières pages du récit pour lire cet étrange avertissement de Sulzer, comme s’il voulait, avant de prendre congé, mettre le lecteur en garde contre toute conclusion hâtive : « Ceci n’est ni un roman, ni une autobiographie. Le livre n’a ni début, ni fin, car je ne me souviens pas du début et la fin m’est inconnue. Il se compose de lacunes et de souvenirs, de non-dits et de dits, et aussi, je le précise, de choses passées sous silence ». Un auteur ne pourrait plus explicitement signifier à quel point il entend garder la main sur sa création.

La jeunesse est un pays étranger est un livre tantôt grave, tantôt souriant, poétique, plein de tendresse et de mélancolie, et agrémenté d’une bonne dose d’humour. On y apprend sans doute beaucoup sur l’auteur, sur l’époque et le pays où il a grandi, mais si cette déambulation dans le passé d’un autre nous intéresse, c’est aussi parce qu’on peut y distinguer des chemins qu’on a soi-même parcourus, non parce qu’ils sont identiques, mais parce qu’ils sont comparables. Il n’est facile pour personne de reconnaître sur les vieilles photos de famille l’être qu’on est devenu dans l’enfant qu’on a été…

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