Une femme allemande

Le roman de Friedrich Christian Delius, le quatrième publié en France, se situe en 1969. Marie, la cinquantaine, déjà rompue à l’écriture, est fascinée par une histoire qui la concerne de près et qui ne demande qu’à prendre vie sous sa plume : celle de l’arrière-grand-mère de son propre père, qui naquit d’une idylle entre Guillaume Ier d’Orange, roi des Pays-Bas mort en 1843, et une danseuse berlinoise. Afin de compléter ses informations, elle quitte pour quelques jours Francfort pour la Hollande, où elle fera d’autres découvertes. Son voyage, comme son lent retour vers l’Allemagne, devient alors l’occasion de mettre en perspective toute l’histoire ultérieure de sa famille, et de donner voix à une autre Marie cachée au fond d’elle-même.


Friedrich Christian Delius, Celle qui racontait des histoires d’amour. Trad. de l’allemand par Odile Demange. Fayard, 240 p., 19 €


L’Europe napoléonienne et les deux guerres mondiales constituent, davantage qu’un arrière-plan historique au roman de Friedrich Christian Delius, la matière même de son aventure familiale qui conduit des anciennes propriétés foncières du Mecklembourg à la Hesse des années 1960, passant en cinq générations de l’univers suranné des hobereaux à la République fédérale du chancelier Kurt Georg Kiesinger. Le voyage de Marie en Hollande est aussi l’occasion de constater comment on perçoit les Allemands à l’étranger, dans un après-guerre finissant mais toujours prégnant. Et puis, à l’approche de ses cinquante ans, Marie se trouve face à une nouvelle génération qui a grandi jusque dans sa propre famille, celle de 1968.

Un aspect touchant (et instructif) du roman, c’est le rapport qu’entretient Marie avec son vieux père, ancien commandant de sous-marin durant la Grande Guerre, toujours officier sous Hitler, mais qui revendique son opposition aux cruautés et aux crimes du national-socialisme. Après la guerre, il devient pasteur (comme le père de Friedrich Christian Delius) : une figure complexe, peu cohérente pour maint lecteur français sans doute, mais qu’il n’était pas rare de rencontrer dans l’Allemagne du « miracle économique ».  Cet homme, qui a jadis torpillé des bateaux et provoqué d’innombrables morts, est hanté par un sentiment de culpabilité, mais il se veut en même temps fidèle à des engagements qui le conduisirent « de l’empereur à Dieu ».

Friedrich Christian Delius, Celle qui racontait des histoires d’amour.

Guillaume Ier d’Orange

Marie, héritière du passé, reçut une éducation rigoureuse, fut dressée à cacher ses larmes. Après son mariage avec un homme qui resta cinq ans prisonnier en Russie, après la guerre et les chemins de l’exil, après une vie recommencée dans l’oubli de soi, elle prend à présent du recul. Sa recherche autour du roman familial est aussi un adieu à la noblesse déchue et aux années de reconstruction, une lente conquête de sa propre liberté qui lui permet de commencer à cinquante ans « une vie de conteuse d’histoires d’amour ». Le lecteur qui s’attendrait à lire une romance sentimentale serait cependant déçu, car si trois histoires d’amour se croisent en effet, elles sont à peine esquissées, comme si les événements dans lesquels elles sont imbriquées les empêchaient de s’épanouir dans l’espace narratif, comme si là n’était pas vraiment l’essentiel.

Marie est courageuse. Elle a résisté à un viol, et, face à l’officier soviétique qui l’interrogeait en 1945, elle a reconnu sans peine sa compromission avec le national-socialisme, quand tant d’autres faisaient tout pour s’en défendre. Pour se racheter peut-être, elle a écrit une biographie d’Elisabeth von Thadden, résistante exécutée par les nazis en 1944. Écrire, pour elle, c’est mettre de l’ordre, dans son histoire personnelle comme dans celle de l’Allemagne : ce pays est-il coupable à cause de sa relation particulière au principe impérial, au Vaterland, à la Heimat ? Son retour à Francfort lui permet de longer le Rhin, avec toute sa charge symbolique de vieilles légendes et de poèmes anciens : si Heine et Eichendorff peuvent réconcilier par la grâce de la poésie l’Allemagne avec elle-même, que faire des douze années de national-socialisme ? Marie se souvient d’un après-midi de novembre 1945 où les autorités russes avaient organisé, dans un décor désastreux, un récital de lieder, « un salut à l’Allemagne d’une beauté embarrassante » : c’est là qu’elle avait appris à pleurer.

Friedrich Christian Delius, Celle qui racontait des histoires d’amour.

L’école d’Elisabeth von Thadden, en 1927

Au gré des interrogations et des déambulations de l’héroïne, le roman fait place au rêve et au souvenir, semble tourner sur lui-même, s’accélère vers la fin, tandis que Francfort se rapproche et que Marie revient vers son présent et sa famille. Mais parviendra-t-elle à mener à terme son projet d’écriture, ou n’est-ce qu’un alibi pour méditer sur elle-même, clarifier ses relations avec un père et avec un mari qu’elle avait attendu durant ses cinq ans de captivité chez les Russes – un destin bien allemand, où l’on en venait à jalouser ceux qui avaient été faits prisonniers par les Alliés occidentaux. Sur son mari, pourtant, pèse à la fin du roman un soupçon étrange : peut-être l’a-t-il trompée pendant qu’elle était en Hollande ? La saga pourrait tourner au vaudeville, mais Marie ne lui posera pas de questions.

Le roman aborde donc, après d’autres, la confrontation des Allemands avec un passé qui pèse encore de tout son poids sur les générations postérieures à la catastrophe. En situant l’action vingt-cinq ans après la guerre, Friedrich Christian Delius choisit à dessein la période historique où l’Allemagne, qui a déjà retrouvé sa vigueur économique, voit coexister sur son sol la génération des coupables et celle qui est désormais en âge de demander des comptes. Lorsqu’elle repense à cet étrange récital de lieder, Marie sait qu’elle avait alors acquis comme une évidence « la certitude que l’Allemagne, l’Allemagne effroyable, la belle Allemagne existait encore, existait toujours, une certitude qu’elle ne pouvait confirmer que par des larmes ». Un mélange d’espoir et de malédiction !

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