Entretien avec Armistead Maupin

Armistead Maupin publie ses mémoires en même temps que son éditeur sort le troisième volume de ses célèbres Chroniques de San Francisco, regroupant les épisodes 7 à 9. Nous l’avons rencontré à Paris.


Armistead Maupin, Mon autre famille. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marc Amfreville. L’Olivier, 352 p., 22 €

Chroniques de San Francisco, tome 3. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Michèle Albaret-Maatsch et Bernard Cohen. L’Olivier, 864 p., 22 €


Pour les familiers des Chroniques, quel serait l’élément le plus surprenant de cette autobiographie ?

Les lecteurs ont surtout remarqué le conservatisme de ma jeunesse, que personne ne soupçonnait.

Les deux premiers tomes des Chroniques sont écrits à la troisième personne, tandis que dans le troisième Michael Tolliver s’exprime directement. Pourquoi ?

Au début, je voulais écrire un roman sur un homosexuel ayant survécu au sida. Ensuite je me suis rendu compte que j’avais déjà ce personnage en Michael, mais il fallait que ce soit raconté dans sa voix. Un homme au singulier, de Christopher Isherwood, l’un de mes romans préférés, m’a aussi inspiré.

Votre père était un homme du Sud, haut en couleur, ultra-conservateur, proche de Jesse Helms, le sénateur de la Caroline du Nord connu pour son hostilité à l’homosexualité.

Jesse Helms est venu à son enterrement. Personnellement, je n’avais pas envie de voir mon père à la fin, de peur qu’il ne me blesse encore, mais mon mari, Christopher, m’a convaincu de changer d’avis. On est donc partis. Christopher a été très charmant comme il sait l’être, et mon père a prononcé les paroles que j’ai mises dans mon récit : juste avant notre départ, il a pris Christopher à part pour lui dire : « Prends soin de ce garçon ». Il s’agissait d’un homme de quatre-vingt-dix ans demandant à un homme de trente ans de s’occuper d’un autre qui en avait soixante.

Entretien avec Armistead Maupin

Armistead Maupin

Le titre des mémoires en anglais – Logical Family : A Memoir – fait référence à la communauté homosexuelle que vous avez adoptée. Est-ce une question de « logique » ou plutôt d’affinités ?

J’ai inventé cette expression dans Michael Tolliver est vivant (épisode 7, au début du troisième tome). Pendant un mois, j’avais cherché un titre pour mes mémoires, jusqu’à ce que Christopher me dise : « Pourquoi ne pas l’appeler « Logical Family » ? C’est une phrase qui t’appartient. Elle convient parfaitement à ton récit, ce voyage à partir d’une enfance dans le Sud jusqu’à la découverte d’une famille protectrice à San Francisco. » À l’origine, le titre était une blague, un jeu de mots sur « biologique ».

Les Mangeurs de Lotus de Tennyson est cité à plusieurs endroits de votre œuvre.

J’ai dû l’apprendre par cœur quand j’étais en terminale. On devait monter sur scène et dire quelque chose autour d’un thème, moi j’ai choisi le sommeil, qui est encore aujourd’hui ma passion préférée. Et j’ai alors récité ce poème. J’adore Tennyson, surtout le fait que les mots eux-mêmes étaient soporifiques. Ça m’a amusé de les attribuer à Anna Madrigal, la logeuse du 28, Barbary Lane, qui les récite à Mary Ann Singleton, sa nouvelle locataire, au début des Chroniques.

Les cinq premiers épisodes des Chroniques sont issus de votre travail pour des journaux, notamment le San Francisco Chronicle, où vous les avez publiés quotidiennement en feuilleton. Au début, les lecteurs du journal ignoraient l’identité sexuelle du personnage central, Anna Madrigal.

Dans mon esprit, elle était transgenre dès sa conception. Mais lorsqu’ils l’ont appris, mes éditeurs ont été choqués et m’ont demandé de le cacher pendant un an pour que mon lectorat puisse s’accrocher. Cela m’a beaucoup énervé, mais en fait la stratégie a bien marché parce que le lecteur moyen a eu le temps de tomber amoureux d’elle avant d’apprendre sa vérité. C’était il y a quarante-trois ans, le concept de transgenre existait à peine.

Pourquoi vouliez-vous que le personnage central soit transgenre ?

À un moment dans les Chroniques, j’ai écrit : « Une gentille vieille dame qui avait été un homme pourrait bien lire les pensées des autres. » Elle est la Terre-Mère, donc elle comprend les autres et leur pardonne.

Quand vous rédigiez le feuilleton, vous écriviez un chapitre par jour.

En effet, trois feuillets par jour, cinq jours par semaine. Cette contrainte m’a fait du bien, elle m’a obligé à trouver un rythme. Le fait d’avancer à cette vitesse a permis que certaines intrigues resurgissent de mon inconscient.

À trente ans, quand vous avez commencé, vous aviez déjà élaboré votre style. D’où  provient-il ?

Probablement du journalisme : je dégraissais ma prose quand j’écrivais des articles. Et puis j’admirais des écrivains comme Christopher Isherwood dont les nouvelles sont compactes et élégantes.

Entretien avec Armistead Maupin

W. H. Auden et Christopher Isherwood, en 1938

On y voit aussi un peu de Mark Twain.

Je l’adorais, il y a surement certaines similarités. D’abord, il a vécu à San Francisco, et lui aussi a écrit pour le San Francisco Chronicle. Dans son écriture, on trouve du cœur et de la noirceur. Il s’attaquait à un sujet très lourd, l’esclavage, le rendant palpable à son lecteur, permettant à celui-ci de s’identifier à ses personnages. À Saint-Malo, j’ai expliqué à une journaliste que ce n’est pas parce qu’on traite de sujets sombres qu’on est obligé de le faire de façon sombre. Twain l’a bien montré.

San Francisco apparaît dans votre œuvre comme un paradis terrestre.

Je ne crois pas qu’il soit idéalisé : je n’ai fait que transmettre ma propre expérience. À l’instant de mon arrivée, je suis sorti du placard. Et ce sont des hétérosexuels qui m’ont donné la permission de le faire. Ainsi, ma meilleure amie, une femme mariée, m’a répondu lors de ma confession : « On s’en fout, la moitié de la ville est gay. » Et cela m’a permis de me pardonner, de pardonner aux autres, et de commencer à travailler sur les autres préjugés avec lesquels j’avais grandi, notamment le racisme.

Quelles sont les origines de cet éden gay ?

L’une des hypothèses, c’est qu’à à la fin de la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de soldats américains, en revenant du théâtre du Pacifique, ont été démobilisés à San Francisco. Et ils y ont découvert des bars homosexuels, notamment un bar lesbien très célèbre qui s’appelait Mona’s.

Alors la scène existait déjà à la fin de la guerre.

Certains croient que cela remonte à la ruée vers l’or, qui était uniquement masculine. Dans les années 1970, il y avait des bals où les hommes portaient des pochettes dans la poche arrière de leur jean pour désigner leurs préférences sexuelles. Et on disait que cela venait du XIXe siècle, lorsque les danseurs – tous des hommes – portaient des pochettes de couleurs différentes selon qu’ils étaient meneurs ou suiveurs.

Cet après-midi, vous êtes habillé en homme du Sud – sans pochette – mais avec des bretelles.

J’ai commencé à les porter il y a quatre ans quand j’ai compris que c’était plus confortable pour les hommes ayant du ventre. Cette année, mon mari et moi sommes allés à Rome et on a trouvé une boutique qui ne vend que ça, donc maintenant j’en ai de toutes les couleurs. Ce soir, pour la signature à la librairie Les Mots à la Bouche, j’ai décidé de porter un modèle très large pour la première fois.

Votre parcours surprenant – jeune adulte, en Caroline du Nord, vous avez été très conservateur – ressemble à celui d’Harvey Milk.

Harvey était un ami, et il était aussi radical qu’il est possible. Pourtant, il avait été, comme moi, un supporter de Goldwater. Comme moi, il était dans la Marine, et tout a basculé après qu’il eut intégré une troupe de théâtre. Harvey a été en tournée avec le spectacle Hair, tandis que moi, j’ai rencontré un acteur à Charleston lors de la tournée d’une production de Tchekhov. Le théâtre propose une vie familiale parfaite, surtout si on est homosexuel. C’est une sorte de « logical family ».

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Harvey Milk à la Gay Pride de San José, en 1978

Plus « logique » que 28, Barbary Lane ?

Autant. Chez les gens de théâtre aussi on est au courant de la vie érotique de tout le monde, et on ne juge personne, les gens s’en délectent même.

Ce milieu vous a-t-il inspiré quand vous avez créé Anna Madrigal, que vous considérez comme le premier personnage transsexuel sympathique de toute l’histoire de la littérature ?

J’avais rencontré plusieurs femmes transgenre avant de m’installer à San Francisco. L’une d’elles vivait à Charleston, et quand elle était homme avait été écrivain. C’était le fils adoptif de Margaret Rutherford, une vielle actrice anglaise qui avait joué Miss Marple. Et ce garçon avait scandalisé la ville en partant pour la clinique de Johns Hopkins, où il s’est fait transformer en femme. Elle s’est mise à porter des pulls en angora, tandis que son dogue allemand, qu’elle promenait dans le parc, avait un collier de perles. On parlait tous de Dawn Langley Simmons. Lorsqu’elle a épousé un mécanicien afro-américain, ce fut le premier mariage interracial dans la Caroline du Sud. Ensuite, lorsque je suis arrivé à San Francisco, il y avait une femme transgenre du nom de Kate Marlowe – anciennement Kenneth Marlowe – qui a donné un grand bal dans un endroit dénommé California Hall. Elle a appelé cette fête « le bal pour mettre fin à tous les bals » (« the ball to end all balls », jeu de mots pour dire « le bal pour épater toutes les couilles »).

Le thème de la transformation prend une autre tournure avec le développement de San Francisco. Je pense à Jay McInerney qui, lors de notre entretien, a déploré l’évolution de Manhattan. Aujourd’hui, vous ne pourriez plus écrire les Chroniques.

En effet, ce ne serait pas le même livre. Au fond, Mary Ann, c’était moi : cette innocente au cœur de l’histoire à une époque révolue. Ce que dit McInerney est intéressant : nous sommes tous découragés par l’état de nos villes, de notre pays.

Aujourd’hui, comment décririez-vous San Francisco ?

Elle est devenue une ville mono-industrielle, de la haute technologie. Quand vous écoutez les conversations dans les cafés, c’est beaucoup moins intéressant comparé à l’époque où il y avait de véritables bohémiens. Quand j’ai loué mon petit appartement sur le toit, à Russian Hill, je payais 175 dollars par mois. J’aurais même pu vivre à Pacific Heights, le meilleur quartier de la ville, si j’avais accepté d’habiter au-dessus d’un garage. Aujourd’hui, on ne peut aller nulle part.

Entretien avec Armistead Maupin

San Francisco

Un autre changement concerne l’assimilation. Je pense à la littérature juive américaine : l’équivalent contemporain de Malamud, de Bellow ou de Roth n’a pas les mêmes histoires à raconter : le fait d’être accepté par la société en général supprime des possibilités romanesques.

C’est très bien dit. En effet, l’une des raisons pour lesquelles on a célébré ces auteurs, c’est qu’ils révélaient leur culture au pays entier, tout comme moi.

Donc l’ambiance répressive favorise la littérature ?

Oui, comme les mauvais pères.

Pour insister sur cette comparaison entre les littératures juive et homosexuelle, il me semble qu’elles sont l’une et l’autre traversées par un thème dominant. Pour la seconde, il s’agit de l’érotisme.

Beaucoup de gens y pensaient à l’époque. Et chaque fois que j’ai trouvé un nouveau truc qui me rendait un peu mal à l’aise et perplexe, j’ai décidé de le creuser. Il y a dix ans, j’ai introduit le personnage de Jake. Il était transgenre et gay, c’est-à-dire attiré par d’autres hommes. Donc il s’agissait d’une femme devenue homme qui fréquentait les bars à la recherche des hommes. Cette idée d’un garçon comme ça, sans pénis, à la quête d’autres garçons, m’a fasciné : on les appelle des garçons « cisgenres ». Je crois que c’est la chose la plus courageuse au monde.

Propos recueillis par Steven Sampson

À la Une du n° 58