Entretien avec Jay McInerney

Les jours enfuis, dernier volet d’une trilogie commencée par Jay McInerney en 1992, poursuit la saga maritale de Russell et Corinne Calloway, demeurés ensemble en dépit d’échecs et de trahisons. Le couple partage une passion pour Manhattan, malgré l’embourgeoisement de l’île.


Jay McInerney, Les jours enfuis. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marc Amfreville. L’Olivier, 496 p., 22,50 €


Jay McInerney Les jours enfuis Entretien

Jay McInerney © Jean-Luc Bertini

Pourriez-vous parler de vos influences littéraires ?

Après la sortie du Journal d’un oiseau de nuit, la critique m’a beaucoup comparé à Fitzgerald. Cela m’a surpris, je ne voyais pas le rapport, donc je l’ai relu, et c’est à ce moment-là que je suis tombé amoureux de lui et que j’ai commencé à emprunter à son œuvre. Autrement, comme n’importe quel débutant des années 1970, j’ai imité Raymond Carver de façon mécanique. Mais, lorsqu’il est devenu mon professeur dans les années 1980 (à l’université de Syracuse), il m’a aidé à développer mon propre style. Même si Journal d’un oiseau de nuit n’a rien à voir avec De quoi on parle quand on parle d’amour, il y a quelque chose de Carver pour ce qui est du tempo, de la précision et de l’économie qu’il m’a appris lorsqu’il corrigeait mes premières nouvelles. En ce qui concerne la trilogie, j’avais envie de créer un grand panorama de New York, alors je me suis inspiré de Balzac et de Thackeray. On me rapproche souvent de James Salter. En effet, Un bonheur parfait a influencé ma trilogie, parce qu’il y est question aussi d’un mariage modèle aux yeux de l’entourage des époux, avant que leur union s’effrite.

Leur histoire d’amour avec la ville de New York est aussi problématique, à cause de l’essor de Wall Street.

Quand je suis arrivé à Manhattan, tout le monde s’en foutait de Wall Street, c’était un quartier poussiéreux situé au bout de l’île. Il ne dictait pas le ton de la ville, les riches n’étaient alors qu’une petite tribu réunie dans l’Upper East Side. Puis, tout d’un coup, on commença à lire des choses sur des banquiers et des traders dans les pages people. Après la flambée du Dow Jones dans les années 1980 – momentanément écornée par le krach de 1987 –, le culte de Mammon a perdu tout sens des proportions. Aujourd’hui, l’industrie de la finance est devenue l’employeur principal de l’île. D’un point de vue psychologique, ces gens-là sont dominants. Avec l’arrivée de Trump au pouvoir, la glorification de la richesse et de la consommation s’est aggravée. Au début de leur histoire, Russell et Corinne avaient le sentiment que Manhattan leur appartenait autant à eux qu’aux dirigeants des fonds d’investissement. Maintenant, au XXIe siècle, ils n’ont plus les moyens d’y rester. Pourtant, ce sont des gens de cette espèce – les accordeurs de piano, les marchands de livres anciens, les apprenties danseuses de ballet – qui créent de la diversité culturelle.

Aujourd’hui, les conversations à Manhattan sont dominées par le sujet de l’immobilier.

En effet, c’est l’obsession centrale, même pour les habitants des arrondissements voisins. Quand j’étais jeune, je ne connaissais qu’un seul écrivain à Brooklyn, Paul Auster, qui y était né. À l’époque, si on habitait Brooklyn, on ne voulait même pas le reconnaître. Lorsque les personnages de mon roman disent « New York », cela veut dire Manhattan, rien d’autre. Hélas, Russell et Corinne sont devenus des étrangers dans leur propre ville.

Et vous ?

C’est une question d’âge. Quand je suis arrivé, il y avait beaucoup de quartiers pauvres, donc forcément des jeunes sans ressources pouvaient habiter dans des endroits comme l’East Village, où c’était plutôt sale et dangereux. Si tu voulais être près de la Second Avenue, ou si tu étais plus aventureux et acceptais de vivre encore plus à l’est, Dieu nous en garde, les loyers n’étaient vraiment pas chers. Même des quartiers tels que West Chelsea étaient des no man’s land. Quant à Tribeca, il y avait si peu de monde là-bas que c’était facile de trouver un loft bon marché. En ce qui concerne l’Upper West Side, à l’exception de Central Park West ou de Riverside Drive, ce n’était pas cher (et pas sûr la nuit !). Pour moi, à l’origine, New York, c’étaient des films en noir et blanc, situés à Manhattan. C’était le lieu où tout se passait, où il y avait les maisons d’éditions et les gratte-ciel. Il y avait beaucoup d’appartements disponibles, et l’île était encore extrêmement diverse. Je n’ai jamais songé à vivre ailleurs. Lorsque Russell annonce qu’il est trop vieux pour déménager, il parle aussi bien pour moi.

Lors de l’écriture de Trente ans et des poussières, premier roman de cette série, saviez-vous qu’il y aurait une suite ?

Non, sinon je n’aurais pas achevé Jeff Pierce (romancier héroïnomane, meilleur ami de Russell et amant de Corinne). Il était intéressant. Cela dit, dans les volumes suivants, il continue à faire des apparitions, à rester présent dans l´esprit de ses amis. Je crois qu’à l’époque je voulais tuer une partie de moi-même, le Jay McInerney des années 1980.

Vous n’écrivez plus comme dans vos premiers romans. Journal d’un oiseau de nuit et Toute ma vie sont courts et centrés sur un seul personnage, qui s’exprime de manière poétique à travers sa propre musique.

J’adorerais entendre une voix comme celles de Journal d’un oiseau de nuit ou de Toute ma vie. On pourrait presque dire qu’ils m’ont été « dictés ». Je les ai écrits très rapidement, chacun en six semaines. Cela a été possible parce que la voix était l’élément déterminant et l’intrigue restait focalisée sur le héros. J’adore l’énergie de ces romans, leur autonomie. Mais ils sont limités, on ne peut pas faire grand-chose avec une narration à la deuxième personne du présent (Journal d’un oiseau de nuit), on se déplace peu. J’avais envie d’élargir ma perspective, d’où l’écriture de Trente ans et des poussières.

En effet, la palette est plus large dans la trilogie. Ce qui ne vous empêche pas de répéter certains détails, transmettant ainsi le sentiment du passage du temps.

Oui. Par exemple, chaque fois, la scène initiale se construit autour d’un dîner. Il y a aussi une similarité structurelle qui a pour effet de marquer la chronologie.

Que doit-on penser du conflit vécu par Corinne, déchirée entre son mari éditeur et son amant banquier ?

La passion ne peut durer plusieurs décennies. Alors je me suis demandé comment faire pour maintenir la vie affective et spirituelle de ce couple. Luke (le banquier) constitue une sorte d’épreuve pour Corinne. Finalement, elle décide que le mode de vie qu’il lui propose ne lui serait pas confortable. À la différence de la plupart des femmes dans sa situation, Corinne n’est pas particulièrement attirée par l’argent. Ce qu’elle aime chez Luke, c’est son côté romantique, mais elle n’admire pas forcément tout ce qui va avec son statut de milliardaire.

Cet aspect antimatérialiste est renforcé par la situation de la trilogie. Chaque volet se passe lors d’un événement majeur et traumatique : le krach de 1987, les attentats du 11 septembre 2001 et la crise financière de 2008. Au début de La belle vie, deuxième tome, vous mettez en exergue une citation d’Ana Menéndez où elle décrit l’euphorie qu’on ressent lors d’un cataclysme.

Le 11 Septembre a été incroyable ; étiez-vous à New York à l’époque ? Les habitants de la ville faisaient preuve d’une sorte de conscience aiguë de l’existence. Quant à moi, je dormais peu, je buvais énormément, sans effets négatifs. Tout le monde baisait, le sexe était partout. Il y avait un sentiment de solidarité entre les New-Yorkais, cela a duré un mois, peut-être cinq semaines. On s’est dit : « on ne sera jamais pareil », ensuite, bien évidemment, tout cela a disparu.

Propos recueillis par Steven Sampson

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