Asli Erdoğan, une lueur ténébreuse contre l’obscurantisme

Asli Erdoğan, incarcérée en juillet dernier, a été remise en liberté fin décembre, sous contrôle judiciaire, le temps de son procès. Avec une linguiste et deux journalistes, elle risque la prison à perpétuité. Sa participation au comité consultatif de la rédaction du quotidien Özgür Gündem (« libre agenda »), soutenant les revendications kurdes, lui est reprochée. En lisant ses chroniques, le lecteur pourra se faire une idée de la solidité des accusations : « atteinte à l’intégrité de l’État » et « appartenance à une organisation terroriste », c’est-à-dire au Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK).


Asli Erdoğan, Le silence même n’est plus à toi. Chroniques. Trad. du turc par Julien Lapeyre de Cabanes. Actes Sud, 171 p., 16,50 €


Née en 1967, physicienne nucléaire de formation, Asli Erdoğan se consacre ensuite à l’écriture. Son roman Le bâtiment de pierre (Actes Sud) fut particulièrement remarqué. Il évoque la cruelle condition carcérale turque à travers les yeux… d’un ange.

Le titre du Silence même n’est plus à toi exprime la dépossession et la détresse extrêmes. Ce sont bien ces deux sentiments qu’exprime une prose d’un sombre lyrisme aux accents souvent crépusculaires. Le terme « chroniques », sous-titre de l’ouvrage, surprendra car il ne s’agit pas, ici, de faits précis relatés d’une façon journalistique mais d’émotions violentes éprouvées lors de situations dramatiques, quelquefois à la limite de l’indicible.

Il convient de savoir que, depuis l’échec de Recep Tayyip Erdoğan aux élections de juin 2015 l’ayant privé de la majorité qui lui aurait permis d’engager une réforme constitutionnelle afin de fonder un régime présidentiel fort, la Turquie est entrée dans une zone de grandes turbulences : reprise de la guerre intérieure contre les Kurdes et arrestations des « sympathisants », purges massives contre les affidés réels ou supposés de Fethullah Gülen, (grand-maître d’une confrérie islamiste qui avait noyauté tous les secteurs de l’appareil d’État ainsi que de l’élite sociale, et qui fut le grand allié d’Erdoğan), coup d’État avorté du 15 juillet 2016, attentats sur tout le territoire… Sans oublier la guerre en Syrie, dans laquelle le pays a joué un incontestable double jeu (le courageux journaliste de Cumhuriyet, Can Dündar, cité dans l’ouvrage, a dénoncé les ventes d’armes du gouvernement turc à Daesh).

Asli Erdoğan – qui n’a pas de lien de parenté avec le dirigeant turc – évoque, tout d’abord, la nuit du coup d’État raté de juillet 2016, qui aurait pu lui coûter la vie. L’armée ouvre le feu contre une foule qui crie « Allahou akbar ». Certains sont enveloppés dans le drapeau turc comme dans un suaire. C’est un faux chiffonnier, probablement vrai policier, qui lui prodigue des conseils pour se protéger des tirs des snipers. Elle se retrouve « au beau milieu d’une guerre plus vraie que réelle », « comme au bout du bout du monde », recroquevillée, au pied d’un mur, la tête enfouie entre ses bras « comme un point d’interrogation qui se tord le ventre ». Deux jeunes Afghans, qui se réfugient dans un abribus, croient qu’il s’agit d’une guerre entre Kurdes et Turcs ! L’écrivaine tente de rentrer chez elle : « J’essaie désespérément de me rendre invisible, de me fondre et de m’évanouir dans l’obscurité pâlissante, de me mêler aux ombres, à la pierre, à la terre, de m’enrouler dans un ultime bout d’étoffe arraché aux lambeaux de la nuit ». Providentiellement, un gros chien de rue s’attache à ses pas et la raccompagne.

Asli Erdogan, Le Silence même n'est plus à toiLe recueil rassemble vingt-neuf chroniques parues dans le journal Özgur Gündem, qui a été interdit en août dernier. La dure reprise du conflit, en 2015, entre l’armée turque et les Kurdes du PKK qui ont cru pouvoir, dans certaines villes du sud-est comme Cizre, résister aux forces d’Ankara qui les ont balayés, est évidemment largement évoquée. Asli Erdoğan montre comment ce conflit, qui fut une véritable guerre de position, fait des militants démocrates des êtres erratiques et las, « comme si nous marchions dans une interminable aube grise, dans les brumes, dans un purgatoire ». Alors que certains sont en enfer comme cette mère qui attend devant l’hôpital : « Un bout d’os calmerait ma peine », dit-elle. Tout ramène à la dureté de la situation, comme la vitrine d’un oiselier, sur le chemin de l’unique kiosque du quartier qui vend le journal dans lequel elle écrit. La cage des perruches lui rappelle un ami mort en prison qui élevait ces oiseaux. Elle aimerait en parler au commerçant mais est rebutée par son air revêche.

Le déchirement de celle qui ne veut pas être complice est d’autant plus fort que les phrases dont elle dispose ne sont guère entendues dans cette Turquie qui la rejette : « Comme si nous avions encore tant de mots à dire mais plus de voix pour le faire ». Et pourtant, il convient « de pousser un grand cri ». C’est pour cela qu’elle cite le poème « Santorin » de Georges Séféris et le dernier vers de « Mycènes » qui sert de titre :

« Le Silence même n’est plus à toi

En ce lieu où les meules ont cessé de tourner. »

À la suite de la défaite d’Athènes en 1922, le poète grec, né en Asie Mineure, a lui aussi perdu sa patrie égéenne.

Le désarroi affecte même les promenades d’Asli Erdoğan dans la forêt, où les arbres « ont perdu la mémoire » ; et, lorsque la lune apparaît, elle est comme « une plaie violacée, une flaque de sang qui goutte ».

« La passion de la haine et du pouvoir » a amené la Turquie au 151e rang sur 180 pays en matière de liberté de la presse. L’arrestation d’universitaires turcs rappelle à l’auteure l’épisode des « professeurs de Cracovie » qui s’insurgèrent contre la cruauté nazie et furent déportés. Pour faire comprendre ce que devient la Turquie, elle évoque la métaphore de l’immeuble en feu où l’on ne perçoit pas tout d’abord les flammes mais dont la fumée aveugle, isole puis asphyxie. Elle rapporte qu’à Diyarbakir, le soir où les foules hostiles au HDP (parti d’opposition pro-kurde qui fit 13 % aux élections en 2015) sont prêtes au lynchage, « la Turquie joue une nuit de Cristal ».  « Si la mémoire regorge de cadavres refroidis », comment en garder le souvenir par les mots ? Un voyage qu’elle a effectué à Auschwitz lui revient à l’esprit au cœur du massacre que produit un affrontement inégal avec l’armée qui investit des quartiers kurdes. On empêche même les ambulances de conduire les blessés à l’hôpital. C’est sur cette terre de Mésopotamie « que la Loi et le Code furent écrits, que Dieu parla, que le ciel et la terre se séparèrent à jamais, que l’Enfer est né », songe-t-elle.

Asli Erdoğan ne passe rien sous silence : le coup d’État de 1980, les tortionnaires, « hommes ordinaires » qui ne reconnaissent pas leurs victimes, qu’ils n’ont pas regardées et qu’ils appelaient ironiquement « la caravane d’estropiés », l’assassinat du journaliste d’origine arménienne Hrant Dink en 2007, l’espèce proliférante des policiers en civil, la difficulté d’être femme et considérée… Elle critique inlassablement le déni du génocide arménien de 1915, appelé en Turquie « la Grande Catastrophe », et affirme : « Nous vieillissons pour oublier, oublions en assassinant, et oublions sans cesse que ces cadavres, nous les portons en nous. »

Asli Erdogan, Le Silence même n'est plus à toi

Asli Erdoğan

Certains passages sont de véritables poèmes en prose. La traduction de Julien Lapeyre de Cabanes est à saluer. Au fil de l’écriture surgissent de belles fulgurances, en particulier dans les passages consacrés aux femmes. La conscience tragique d’Erdoğan est nourrie de réminiscences culturelles et mythiques qui lui permettent de dire le malheur d’une manière étonnamment prégnante : « Après le crime de Caïn sur Abel, dans le cœur des hommes […] chaque jour un dieu en égorge un autre ». Ainsi, « nous sommes voués à renaître de l’union du sang et du rêve ». L’interrogation sur l’écriture est permanente et malheureuse, d’autant que l’épuisante recherche des mots achoppe sur la surdité du pays et sur une réalité qui ne cesse de s’aggraver.

Conscience malheureuse, elle voudrait écrire au-delà du témoignage mais sait que « si loin qu’elle puisse s’avancer dans le pays des morts, l’écriture n’en ramènera jamais un seul ». Pourtant, reste le souvenir des « Marches pour la liberté », des « Veilles » dans lesquelles on chantait « Bella Ciao », de la protestation muette des « Mères du samedi » (mouvement initié en 1995 par des mères de détenus, majoritairement kurdes, qui manifestaient devant le lycée de Galatasaray). Une phrase écrite sur un mur de son quartier à Istanbul la réconforte : « La vie va parfois au-delà des rêves. » La possibilité de voir naître un Kurdistan syrien dans une perspective pacifique lui semble exister. Toutefois, l’espoir est toujours accompagné de points de suspension, signe de ponctuation dont elle fait l’éloge…

Cette écriture ténébreuse ne serait pas, sans un courage obstiné qui force l’admiration, face à un État puissant et en crise sur tous les fronts, donc dangereux. On peut croire que rien n’intimidera cependant Asli Erdoğan tant qu’il faudra défendre les opprimés et préserver la mémoire des morts. Impossible à décourager, elle écrit pour eux « un requiem inachevé », comme « lorsque nous versons de l’eau dans la mer en espérant que les noyés la boiront ».


Cet article a d’abord été publié sur Mediapart

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