Entretien avec Stewart O’Nan

Le quinzième roman de Stewart O’Nan, Derniers feux sur Sunset, se penche sur la fin de la vie de Scott Fitzgerald. Lors de sa venue au festival America, il s’est entretenu avec EaN, évoquant sa lecture singulière de l’écrivain et la manière dont il a conçu cette fiction biographique.


Stewart O’Nan, Derniers feux sur Sunset. Trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Amfreville, L’Olivier, 392 p., 23 €


Stewart O'Nan, Derniers feux sur Sunset

Stewart O’Nan © Philippe Matsas/Opale/Leemage/Éditions de l’Olivier

D’où est venue l’idée d’une biographie fictive des dernières années de Scott Fitzgerald?

J’ai toujours été fasciné par l’idée de Fitzgerald à Hollywood. Ses biographes traitent peu cette période. On savait qu’il a vécu au Garden of Allah (hôtel mythique sur Sunset), qu’il était ami avec Dorothy Parker et avec S.J. Perelman, ce dernier étant scénariste pour les Marx Brothers. Et que Robert Benchley y était, ainsi que toute la bande de la « Table Ronde de l’Algonquin », mais ça restait assez vague, on ne pouvait visualiser la scène, à part dans les écrits de Sheilah Graham, auteur de cinq volumes de mémoires qui fournissaient un point de vue subjectif, évidemment pas celui de Fitzgerald. Or celui-ci est forcément le plus intéressant, du fait de ses capacités d’observation et d’analyse qu’il a démontré dans Gatsby, où il a condensé tout un univers en cent soixante-dix pages.

Vous avez un penchant pour les personnages ayant touché le fond, on voit cela dans votre premier roman, Des anges dans la neige, ainsi que dans le dernier, City of Secrets, qui n’est encore traduit en français.

En effet, dans ces trois livres je pose la question : que fait-on lorsqu’on a vécu le pire ? Dans Derniers feux sur Sunset, on a affaire à un Fitzgerald qui a tout perdu. Criblé de dettes, il est obligé d’assumer les frais d’hospitalisation de Zelda, internée à vie, ainsi que ceux de sa fille Scottie, inscrite dans un lycée huppé à l’autre bout du continent. Il doit un roman à son éditeur Max Perkins. Mais par rapport à mon premier roman, où le malheur finit par détruire mes personnages, ici ils arrivent à se réveiller le matin et à garder un certain espoir : Fitzgerald tombe amoureux de Sheilah Graham, ce qui le revigore et ranime son écriture. On le voit dans ce texte inachevé et magnifique qu’est Le dernier nabab.

Sheilah Graham est quasiment inconnue en France. Pour moi, enfant, son nom était synonyme du côté superficiel et mondain d’Hollywood, où elle était la plus célèbre échotière.

Elle était en avance par rapport aux années trente, tout comme Zelda l’était dix ans plus tôt. Sheilah était capable, ambitieuse, indépendante. Fitzgerald était plus dans le besoin affectif qu’elle, finalement cela ne pouvait marcher.

La plupart d’Américains qui étudient la littérature lisent Fitzgerald à la fac, voire au lycée. Mais vous avez fait des études d’ingénieur en aéronautique, avant de travailler chez Grumman, donc vous l’avez découvert tardivement.

J’avais à peu près vingt-cinq ans, ce qui est parfait, un peu comme Nick Carraway avec Gatsby. J’étais alors suffisamment mûr pour apprécier sa prose, son langage figuratif. Mais Gatsby le Magnifique n’est pas un livre qui a vraiment compté pour moi, je suis plus interpellé par la vie de Fitzgerald et par sa sensibilité. Pendant l’écriture des Derniers feux sur Sunset, je lisais tous ses écrits, et ceux de Zelda : les lettres, les nouvelles, les inédits, je me trempais dans cette masse de matériel, je m’en suis laissé pénétrer.

Y a-t-il une biographie qui vous a particulièrement influencé ?

Non, elles sont toutes assez normatives. Fitzgerald lui-même a dit qu’il n’y a jamais eu une bonne biographie d’un écrivain parce que celui-ci est plusieurs personnes à la fois. Ce qui importait le plus pour moi, ce sont les lettres qu’il a échangées avec Zelda, avec sa fille, avec Harold Ober, son agent, et avec Max Perkins. Du fait de l’essor des études sur Fitzgerald, il existe une abondante documentation, à un tel point que l’on sait comment il a passé chaque journée de sa vie à partir du début des années vingt. On connaît ses préoccupations quotidiennes, sur quel film et avec quels associés il travaillait, dans quelle maison ou quel appartement il vivait, comment il payait ses factures, on a même son grand livre. Il était obsédé par l’argent, qu’il gérait mal. On peut même en acheter un fac-similé, où il détaille les dates de publication de ses nouvelles, combien il a gagné, et comment il a dépensé ses revenus.

Dans Derniers feux sur Sunset, vous plongez votre lecteur dans l’ambiance de Los Angeles : les palmiers, les eucalyptus, les champs de luzerne et de moutarde sauvage, les lézards. On dirait que vous avez grandi dans la Cité des anges.

J’y ai passé peu de temps, le monde de Fitzgerald n’existe plus, comme pour le Jérusalem de 1946 et 1947 (lieu de l’intrigue de City of Secrets). Même les odeurs ont changé. Mon objectif était de transmettre les impressions d’un natif du Midwest qui arrive sur la côte Ouest des années trente. C’est alors un jardin, tout est florissant, les montagnes et l’océan sont magnifiques. Fitzgerald n’avait jamais vécu dans un endroit pareil. Il arrive des collines du Caroline du Nord, où il habitait dans un hôtel décrépit, et là il se trouve sur la plage de Malibu. Pour lui, c’est l’éclosion de la Nature.

Vous me faites penser à Colum McCann, sujet d’un entretien précédent. Comme lui, vous préférez écrire sur des sujets étrangers à votre propre vécu.

Joanna Scott, auteure d’Arrogance, livre formidable sur Egon Schiele, donne le conseil suivant aux écrivains : n’écrivez pas sur ce que vous savez, mais sur ce que vous voulez savoir. Laissez-vous emporter par votre curiosité. Dans un grand nombre de mes romans, je crée des personnages dont les expériences n’ont rien à voir avec la mienne. Je me laisse séduire par  des nouveaux paysages. Je crois que Fitzgerald était envoûté par l’exoticisme de Los Angeles, comme l’était Brand par Jérusalem. Il se trouve dans un territoire étrange, il ne connaît personne, il doit naviguer sans  repères, comme moi et mon lecteur.

À Los Angeles, cette navigation a souvent lieu en voiture. Déjà, on avait senti dans Des anges dans la neige votre passion pour les automobiles. C’est assez américain.

J’ai grandi à Pittsburgh, ville des machines. Mon père était ingénieur, et son père avant lui. J’ai hérité de la même fascination. Et c’est vrai, Los Angeles a toujours été une ville où les  voitures occupent tout l’espace. Au milieu des années quatre-vingt dix, j’ai vécu à Alburquerque, au Nouveau-Mexique, à l’époque de la culture « Fast and Furious » ou « lowrider » : le soir les habitants allaient au cinéma bon marché, où on pouvait acheter une place pour un dollar, et au lieu de regarder le film, ils passaient la soirée à circuler sur le parking avec leurs voitures. En Amérique, cette culture de l’automobile est très enracinée, promue, médiatisée.

Est-ce lié à une idéologie ?

Je crois qu’elle renvoie à un idéal de liberté, d’irresponsabilité, d’égoïsme. Les Américains adorent le délire de la vitesse. J’ai écrit deux livres là-dessus : Speed Queen et Le pays des ténèbres. La tension entre individualité et responsabilité m’attire irrésistiblement. Adolescent, la première chose qu’on veut, c’est échapper à ses parents et conduire une voiture à une vitesse folle, se libérer de quelque chose.

La situation géographique et temporelle de votre roman  – Los Angeles dans les années trente – est récurrente dans la création contemporaine, aussi bien en France qu’aux États-Unis. Je pense, entre autres, au film récent de Woody Allen, Cafe Society. Croyez-vous appartenir à une tendance ?

La nostalgie n’est pas un sentiment bien neuf. Dans les années soixante-dix, elle portait sur les années cinquante, comme dans le film Grease. Ma spécificité, je crois, c’est que je ne prétends pas que les choses étaient « géniales » avant, mais plutôt difficiles. En ce qui concerne Fitzgerald, bien sûr ça fait glamour de fréquenter Joan Crawford et Clark Gable, mais il ne faut pas oublier qu’il est obligé de mettre en gage sa voiture afin de payer son loyer, qu’il est profondément alcoolique, qu’il n’a aucune relation avec sa fille. Peut-être l’univers de Dernier feux sur Sunset pourrait servir d’antidote à la représentation nostalgique de Fitzgerald. Notre imaginaire lui associe habituellement la côte d’Azur, Juan-les-Pins, une certaine légèreté enivrante, tandis que dans mon livre il habite tout seul, il n’a pas de quoi manger, il écrit des scénarios merdiques afin de payer ses factures et n’y arrive même pas.

En même temps il touche un salaire faramineux pour son travail de scénariste. Est-ce là un commentaire sur les rapports de force économiques entre le livre et le cinéma ?

Pas vraiment. Ce serait plutôt un commentaire sur les rapports entre les arts d’une part et le monde réel de l’autre. Il faut se rappeler qu’en plein milieu de la Grande Dépression, Fitzgerald gagne mille dollars par semaine, pendant que beaucoup de ses contemporains crèvent de faim. Et pourtant il ne réussit pas à régler ses dettes, qui étaient au niveau de trente mille dollars lorsqu’il arrive à Hollywood. Même à l’époque de l’écriture de Gatsby, il réclamait à Max Perkins un prêt. Il venait de publier L’envers du paradis, ce qui avait fait de lui l’écrivain le mieux rémunéré du monde pendant trois ans, de 1920 à 1923. Sa vie était gorgée de paradoxes.

Se rend-t-il compte de son propre génie ?

Je crois que oui, même à la fin de sa vie. En 1940, Hemingway lui envoie un exemplaire de Pour qui sonne le glas, avec une dédicace très affectueuse, et il perçoit clairement qu’il s’agit d’un gros livre encombrant et médiocre. Alors que lui est en pleine rédaction du Dernier nabab. En lisant ses lettres, en voyant comment il en parle à ses amis, on comprend qu’il le considère comme un très bon livre.

Entre son travail de scénariste, ses déplacements pour voir sa femme et sa fille, sa relation avec Sheilah Graham, son alcoolisme, ses malaises, et ses frasques avec Humphrey Bogart, on se demande quand il a eu le temps de l’écrire.

C’est une lutte permanente pour trouver le temps. Dans Derniers feux sur Sunset, lorsque j’introduis le personnage de Frances McDonald, sa secrétaire, le lecteur l’aperçoit en train de travailler. Et on comprend j’espère qu’il vit derrière le masque de son personnage Monroe Stahr,  qu’il déambule à travers la ville à la recherche du matériel pour alimenter la fiction. Si par rapport au Hollywood de Fitzgerald, Le dernier nabab se lit comme un roman à clé, le mien fonctionne de la même manière pour celui-ci.

Votre titre est indolent et séduisant, à l’instar de la ville.

Je cherchais à incarner l’idée de la frontière. Fitzgerald habitait le Garden of Allah sur Sunset, lieu détruit à la fin des années cinquante, il a fini sa vie à Malibu. Cela ne peut que m’évoquer le bord du continent, la fin de l’Amérique. Ensuite, en contemplant Sunset Boulevard, je me demandais qu’y a-t-il y a plus à l’ouest ?  La nuit, la mort.

Pourrait-on considérer Derniers feux sur Sunset comme une ode au Dernier nabab, ou une sorte de « making of » ? Que représente pour vous ce dernier texte?

Dans Le dernier nabab, sa vision romantique de Los Angeles me fascine. On y ressent une splendide légèreté, la prose est magnifique, elle renvoie au meilleur de Fitzgerald, c’est-à-dire aux premières parties de Gatsby et de Tendre est la nuit. Fitzgerald a tout surmonté pour l’écrire, pour ne jamais le terminer. C’est un fragment d’à peu près cent trente-cinq ou cent quarante pages. Le problème, c’est que on ne sait pas vers quoi le récit nous aurait emmené, que tout demeure pour toujours ouvert. C’est ça qui est vraiment magnifique. Pourtant, le consensus critique consiste à considérer qu’en partant à Hollywood, Fitzgerald gaspille son temps, il ne sait pas ce qu’il fait, qu’il fait une erreur colossale, qu’il en mourra en quelque sorte. J’ai eu la chance de rencontrer sa secrétaire, Frances. Elle avait quatre-vingt-quinze ans, et elle m’a raconté la période où ils travaillaient ensemble sur Le dernier nabab : Fitzgerald était allité et dictait, elle était assise au bureau et prenait tout en note. Et je crois, en tant que romancier, qu’ayant vu sur quoi il travaillait, cela a dû être le comble du bonheur. Quand l’écriture avance bien, qu’on est convaincu de sa qualité, on peut difficilement faire mieux, c’est le paradis.

Propos recueillis par Steven Sampson


Cet article a été publié en avant-première sur notre blog Mediapart.

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