Archives de la folie volontaire

Les archives d’Henri Michaux, pourtant en partie détruites lors d’un incendie accidentel survenu de son vivant, sont décidément d’une remarquable richesse. La chercheuse Muriel Pic, grâce à la complicité de Franck Liebovici, a plongé dans les archives constituées par le poète lui-même, les Archives de la drogue. Avec élégance et érudition, elle nous livre, en même temps que des transcriptions d’auto-observations aussi hallucinantes que les produits que Michaux expérimente, une lecture foisonnante d’hypothèses et d’interprétations, complétant le travail remarquable de Raymond Bellour pour les volumes de la Pléiade consacrés à l’immense et si singulière œuvre du poète.

Muriel Pic | Leçons de possession. Les archives de la drogue d’Henri Michaux. Macula, 264 p., 35 €

Dans un précédent livre publié aux éditions Claire Paulhan, en 2014, Muriel Pic avait publié l’ensemble des documents, lettres, témoignages et publications de la première prise de mescaline que Michaux expérimente les 2, 3 et 9 janvier 1955 avec l’éditeur Jean Paulhan et Édith Boissonnas, poétesse suisse amie de ce dernier. À la lecture des Leçons de possession, on prend la mesure de l’engagement que Michaux a eu dans cette expérimentation.

Car ce que montrent Les archives de la drogue, c’est comment, par cette accumulation de ses propres écrits mais aussi d’une énorme documentation, il s’agissait pour l’écrivain de réaliser « des poèmes pour une révolution scientifique », selon la belle formule de Muriel Pic qui orchestre là une belle valorisation.

Le volume publié avec soin par les éditions Macula fait une large place aux archives que ne commente pas Muriel Pic mais qu’elle éclaire par un texte d’une belle facture, à la fois d’une extrême érudition et habité par une écriture poétique qui en rend la lecture des plus plaisantes. Surtout, la chercheuse a mené un travail de transcription des multiples cahiers d’expérimentation – le livre se clôt ainsi sur la transcription formidable d’une séance d’Henri Michaux sous haschich vers 1960.

Muriel Pic, Leçons de possession. Les archives de la drogue d’Henri Michaux
Feuillet dit « du tramway » glissé dans le « Cahier vert 1958 » d’Henri Michaux © Archives Henri Michaux

Henri Michaux – les lecteurs du poète le savent mais ce volume leur est-il destiné ? – a conduit au moins une trentaine de séances avec le haschich, une bonne vingtaine avec la mescaline, deux avec le LSD, deux avec la psilocybine, et quelques autres avec des psychotropes non hallucinogènes comme la cocaïne et un équivalent médicamenteux de l’iboga. Les expérimentations nourrissent les principaux ouvrages de Michaux sur les hallucinogènes, désignés par l’auteur lui-même comme « livres sur la mescaline » : Misérable miracle (1956), L’infini turbulent (1957), Paix dans les brisements (1959), Connaissance par les gouffres (1961), Les grandes épreuves de l’esprit et les innombrables petites (1966).

Ses expérimentations avec les hallucinogènes ont également abouti à une œuvre plastique : les écritures mescaliennes, les dessins mescaliens, et à un film, Images du monde visionnaire, réalisé par Éric Duvivier, produit en 1963. Muriel Pic montre des documents étonnants qui éclairent considérablement ces écrits et disent combien, chez Michaux, il y a un désir d’accumulation, d’archivage, pour faire savoir.

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Michaux devient en effet un partenaire privilégié des laboratoires pharmaceutiques suisses Sandoz : il prend part aux recherches conduites officiellement par des scientifiques avec les substances psychotropes qui ont la spécificité de susciter des visions, dont les neurologues et psychiatres estiment qu’elles sont comparables aux états hallucinatoires de la schizophrénie. Il s’agirait donc, selon eux, en provoquant artificiellement la folie par la prise de ces drogues, d’espérer pouvoir l’observer de l’intérieur en la vivant eux-mêmes.

Si Michaux documente à ce point ces séances, c’est qu’il veut s’inscrire dans la tradition, initiée par l’aliéniste Jacques Joseph Moreau de Tours au XIXe siècle, de l’auto-observation médicale sous drogue. Mais le poète se démarque des récits passés en rompant avec des descriptions objectives pour proposer ce qu’il nomme le « style des drogues ».

À propos de l’hallucinogène préféré de Michaux, Muriel Pic rapporte, en prenant soin de référencer chacun des fragments : « Comme il y a un style de la Mescaline, il y a des couleurs de la Mescaline ». Le « style instable » de cet hallucinogène se caractérise par ses changements de style justement, tantôt « style rêve », tantôt « style ventre-à-terre ».

La mescaline s’affole, répète, se contredit, bloque toute logique. Si elle avance, c’est par une dérivation qui touche le sujet, qui est « agité, agité, agité, agité de l’agitation du fou agité ». On frise le comique de répétition : « Je voudrais me lever. Non je voudrais me coucher, non je voudrais me lever, tout de suite, non je voudrais me coucher à l’instant, je veux me lever, je vais téléphoner, non je ne téléphone pas ».

La mescaline est aussi la drogue des adverbes dits en -ment, dont la répétition caractérise le propos de Michaux à son sujet : « Extrêmement serait son nom, son vrai nom ». Le haschich, lui, « ne renverse pas de façon spectaculaire et brutale comme la mescaline », mais il a son « style propre » : « Dans le chanvre, je voyais plutôt des formes élancées », alors que dans la mescaline il voit des « formes qui s’élancent ».

Ce sont aussi des comparaisons entre ces deux substances que l’on trouve dans les archives de la drogue où Michaux différencie le « Ha[schich] qui donne chute vers le haut (si je puis dire) » et la « mesc[caline] qui secoue et rejette en tous sens ». Le style des drogues se traduit également dans l’œuvre picturale de Michaux. Citons encore l’artiste auto-observateur sur la mescaline : elle fait tracer « d’innombrables lignes fines, parallèles, serrées les unes contre les autres avec un axe de symétrie principal et des répétitions sans fin ».

On découvre ainsi dans ces Archives de la drogue que Michaux ne s’est pas contenté de comparer ses observations à celles des médecins mais qu’il s’est rendu à plusieurs reprises dans des institutions psychiatriques pour rencontrer des patients et voir leurs productions artistiques : à la clinique de Rouffach, à celle de Bel-Air à Genève, à la clinique psychiatrique universitaire de Cery, où un psychiatre conduit un atelier de dessin avec ses patients.

Muriel Pic, Leçons de possession. Les archives de la drogue d’Henri Michaux
« Cahier jaune » d’Henri Michaux, dernière page de la seconde expérience (11 mars 1966) © Archives Henri Michaux

Michaux se rapproche aussi du professeur Jean Delay à Sainte-Anne, qui développe une approche par l’expression plastique, le même Delay qui a accueilli en stage le jeune Michel Foucault. Ce désir de familiarité avec le monde de la folie n’est pas le produit d’une simple curiosité, il est existentiel chez Michaux. Muriel Pic y insiste : « Michaux cherche la sensation d’être fou. »

Il veut faire apparaître cette zone de lui-même si intimement liée à la création : « Qui cache son fou, meurt sans voix ». Voilà sans doute la raison pour laquelle il s’est adonné aussi consciencieusement et avec une telle détermination à la folie expérimentale pour faire parler son fou, comprendre d’où vient cette voix qui le fait écrire, s’empare de lui, le possède et le dépossède. Les drogues servent donc principalement à faciliter « la connaissance par osmose », la connaissance par possession.

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Dans ce volume d’une infinie richesse, les analyses sur les stratégies de publication de Michaux sont particulièrement intéressantes. Il publie autant dans des revues littéraires que dans des revues scientifiques. Il cultive sciemment l’ambivalence. Muriel Pic relève qu’en 1951 l’écrivain republie « Le sportif au lit » de La nuit remue dans la revue médicale Neuf, qui consacre un numéro au sport. Citons pour le plaisir l’ouverture de ce texte : « Au fond je suis un sportif, le sportif au lit. Comprenez-moi bien, à peine ai-je les yeux fermés que me voilà en action. »

Michaux se joue des cadres, il republie en juin 1960 la première partie de Connaissance par les gouffres dans la Revue de mycologie sous le titre « La psilocybine (expérience et auto-critique) », texte déjà paru dans le numéro 35 de la revue Les Lettres nouvelles en décembre 1959. En octobre 1962, Michaux donne à Sandorama (la revue des laboratoires Sandoz qui le rémunère très largement, le poète a aussi besoin d’argent) une observation déjà publiée en novembre 1937 dans la NRF sous le titre « Documentaire », qui relate son délire pendant la fièvre.

En conclusion, Muriel Pic revient sur une question qu’elle avait posée en introduction mais volontairement laissée de côté et qui est de taille : la thèse de Moreau de Tours qu’adopte Michaux, à savoir l’assimilation des effets de la drogue aux processus de la folie, est-elle plausible ? La chercheuse n’y répond pas, le faut-il ?

Muriel Pic a sans doute raison de conclure : « Héros cérébral à l’époque des illuminés, Michaux approche, comme personne auparavant et personne depuis, les limites de la conscience humaine pour pénétrer dans des domaines où nous avons encore beaucoup à explorer, et qu’ignorera toujours l’intelligence artificielle. Pour cela, il fallait un poète capable de se jeter dedans, de vivre l’art et la science simultanément ». Et de citer pour finir Henri Michaux : « la folie et la sagesse au même instant ».