Nécromancie

Afin d’évoquer certaines ombres qui lui sont chères, Jean-Luc Outers a choisi une procédure de nécromant, en allant cueillir l’âme légère ou supposée telle des défunts au moment précis où elle s’échappait à ses yeux, pour le hanter, du cercueil où nous reléguons nos morts dans le but d’éviter qu’ils n’encombrent notre horizon.


Jean-Luc Outers, Le dernier jour. Avant-propos de J. M. G. Le Clézio. Gallimard, coll. « L’Infini », 141 p., 14,50 €


Mais l’amateur d’art, lui, non seulement accepte de se laisser encombrer, mais il fait tout pour être envahi par les ombres. Et comme Jean-Luc Outers est un écrivain belge, c’est d’individualités issues de son pays si riche en œuvres singulièrement marquées, en peinture et en littérature notamment, par une imagination où la cocasserie se mêle au macabre avec naturel, qu’il évoque les dernières heures.

Six disparus, dont cinq sont des artistes, posent ainsi pour nous, d’abord dans leur appareil funèbre peu d’instants avant qu’on les enterre ou qu’on les brûle, puis émergent plus ou moins gaillards de cet au-delà où ils viennent d’entrer, et il leur arrive alors de rejouer quelques scènes auxquelles le greffier narrateur a été mêlé de plus ou moins près (ou bien pas du tout).

Jean-Luc Outers, Le dernier jour

Henri Michaux © Gallimard

À l’un de ces fantômes est réservé un traitement à part, au seul non-créateur, un haut fonctionnaire de la culture sous les ordres de qui l’auteur a servi. C’est l’unique portrait traité dans un ton semi-sarcastique, où se lisent à la fois l’admiration pour l’efficacité et le désintéressement d’un grand commis et une pointe d’agacement bienveillant devant ses manies prêtant à sourire. L’unique aussi qui s’achève sur un coup de théâtre déconcertant faisant penser à une fantasmagorie de Robert-Houdin.

Les autres sont loin d’être des inconnus, d’Henri Michaux qui ouvre la parade à Hugo Claus qui la clôt. Devant nous, ils quittent un moment la réalité figée de leur dépouille pour, non pas revenir à la vie, mais reparaître sur la scène fictive du souvenir, où ils retrouvent un peu de leurs couleurs et s’ébattent, suffisamment vivants pour qu’on puisse, guidé par l’auteur, apprécier à nouveau la chair de leurs livres ou celle de leurs films, mais toutefois jamais vraiment éloignés de la forme rigide où ils gisent désormais.

Jean-Luc Outers, Le dernier jour

Hugo Claus

Étrange impression, pas si lointaine – une sorte d’extase du morbide – de celle que nous fait éprouver l’extraordinaire séquence de Locus Solus où Raymond Roussel imagine que divers défunts revivent – chaque fois identique en un spectacle que leur manipulateur, Mathias Canterel, rend à son gré quasi permanent – tel ou tel épisode, généralement sombre, de leur existence passée.

Une résurrection factice en bocal de verre : voilà qui sauve toute nécrologie de son usage conventionnel et mondain, transformant en nécromancie la pratique littéraire de Jean-Luc Outers, et conférant une unité paradoxale à quelques textes apparemment nés de la seule actualité mais surtout de l’encre douce-amère d’un compatriote d’artistes aussi angoissés et bouffons que Félicien Rops, James Ensor, Michel de Ghelderode, funambules au-dessus du gouffre.

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