En bref : énigmes et résistances

Les énigmes reviennent, très disparates. Ici, Alia Trabucco Zerán, Prix Femina étranger 2024, s’intéresse aux étranges mobiles de quatre meurtrières chiliennes qui lui ont inspiré un roman, ou Hubert Klimko, romancier polonais, nous dresse l’agaçant portrait d’un opportuniste affligeant dans la Pologne du XXe siècle. Quant à la poésie d’Alain Breton, elle nous offre une merveilleuse « illumination » afin de résoudre l’énigme de notre être-là. Pour les résistances, voici deux exemples : les appels à défendre la démocratie de trois féministes, Angela Davis, Silvia Federici, Patricia Hill Collins, au lendemain de la première victoire de Donald Trump, et Peter Beinart, juif libéral, qui raconte comment ses voyages récents dans les territoires occupés par Israël ont progressivement sapé son soutien à cet État.

 

Alia Trabucco Zerán | Assassines. Trad. de l’espagnol (Chili) par Anne Plantagenet. Robert Laffont, coll. « Pavillons », 288 p., 20,90 €

Parlant du livre qu’elle écrivait à l’issue de sa thèse, Alia Trabucco Zerán disait « assassines », ses interlocutrices et interlocuteurs entendaient « assassinées ». C’est dire si son travail prend à rebrousse-poil les idées reçues sur les sujets légitimes ou attendus parmi les essais féministes. Mais justement ! Il s’agit d’aller au plus près des liens entre féminité et criminalité, pour en démonter les représentations médiatiques, sociales, judiciaires. Car, dans toute société patriarcale, la responsabilité des criminelles elles-mêmes fait l’objet d’une manière de censure ou d’une forme de déni. Faibles sont les femmes, faibles elles doivent rester !

L’autrice rouvre l’enquête sur les figures de quatre meurtrières chiliennes du XXe siècle. Corina Rojas, femme au foyer, éprise de son professeur de piano, commandite l’assassinat de son mari en 1916. Rosa Faúndez, crieuse de journaux, étrangle son compagnon puis démembre son corps en 1923. L’écrivaine María Carolina Geel tire à bout portant sur son amant à l’hôtel Crillon en 1955. Elle écrit – quelle impudence ! – Prison de femmes (1956) lors de son incarcération. Enfin, entre 1960 et 1963, María Teresa Alfaro, domestique, empoisonne les trois enfants en bas âge de ses patrons ainsi que leur grand-mère maternelle. L’opinion publique s’émeut à chaque fois, la presse à sensations fait ses choux gras de ces affaires, diabolise ces criminelles, les accable. Ressurgissent les figures de la femme fatale, de la femme masculine, du vampire, de l’empoisonneuse. Mais bientôt avocats et juges y voient clair et les raisons des actes de ces assassines sont toutes trouvées : hystérie, jalousie féminine, passion amoureuse, folie. Cela suffit à les faire rentrer dans le rang de l’imaginable, à leur ôter leur dangerosité, en un mot, à les désarmer. La requête d’associations féministes, ou celles d’auteurs aussi connus que Gabriela Mistral, aboutit à une grâce présidentielle dans deux cas, tandis que les peines de prison semblent légères eu égard aux crimes commis. Est-ce là justice ? Ou sortie de la place publique ? Alia Trabucco Zerán restitue leur révolte aux meurtrières, nomme autrement leurs possibles mobiles, donne la parole à la toute jeune empoisonneuse, amorçant un récit de fiction. Lequel est devenu le magnifique et percutant roman Propre, Prix Femina étranger 2024 (Robert Laffont). Justice est deux fois faite.  Florence Olivier

Hubert Klimko | Les voleurs de sureaux. Trad. du polonais par Véronique Patte. Noir sur Blanc, 268 p., 23,50 €

Les sureaux sont des arbres frontières, on les voit souvent à l’orée des jardins. Ils distinguent les territoires comme dans ce village polonais où la famille d’Antek a longtemps vécu, en côtoyant des Ukrainiens. C’était en Volhynie, une région aujourd’hui en Ukraine. Durant la guerre, attisée par l’occupant allemand, la tension entre ces deux populations a tourné au massacre. En 1943, près de cent mille Polonais ont été assassinés par des nationalistes ukrainiens. Le voisin de l‘autre côté du sureau en était, et un soir, alors qu’Antek était parti avec son père au marché de Lviv, la maison a été pillée, la grange brulée, sa mère, ses frères et sa sœur assassinés.

Hubert Klimko, romancier apprécié en Pologne où il a obtenu de nombreux prix, donne ici la parole à ce jeune Antek que l’on suit jusqu’aux années 1980 et les débuts du pontificat de Jean-Paul II. Narrateur, il parle à la première personne, toujours habité par « le mal que cette tribu ukrainienne » a causé à sa famille. Il en garde une haine farouche, qui nourrit, au fil des années et des régimes politique qu’il traverse, des opportunismes lamentables qui font souvent sourire. Après la guerre, ils ont été déplacés en Silésie dans les territoires pris à l’Allemagne, en « échange » de la Volhynie récupérée par l’Union soviétique. Ils sont installés dans une maison allemande où seule reste l’ancienne propriétaire qui a tout perdu dans la guerre, mari et enfants, sauf son charme qui attirera le père d’Antek. « Pour moi, pour mon père, pour notre région, pour le monde de là-bas [la Volhynie de son enfance], ce n’étaient pas les Allemands, mais les ordures ukrainiennes qui représentaient le mal incarné. » Or, peu après, s’installe dans la maison voisine un chauffeur de taxi, derrière de nouveaux sureaux, un chauffeur de taxi ukrainien dont la deuxième épouse, une jeune Ukrainienne, est fort séduisante. Antek est furieux (et jaloux !) : « Ce vieux gros lard allait enfoncer son bout de chair dégueulasse dans une fente toute jeune ? » C’est ainsi qu’il parle : « Qu’avons-nous fait pour que des Ukrainiens, cette tribu meurtrière, viennent se marier chez nous ? » Une sempiternelle litanie !

Le récit a beau être cocasse, les ambitions et le goût des femmes orientent le jeune homme. Adolescent, il admire l’occupant soviétique, ou plutôt sa jolie professeure russe à l’école, puis ce sont Staline et Bierut, le chef du parti local, les réformateurs « antistaliniens », et même Lech Walesa dont il adopte la moustache pour séduire sa femme ! Il finit sa carrière comme chef d’entreprise avec, dans son lit (ou plutôt sur son sofa lorsqu’il regarde la télé), deux femmes qui alternent, dont la jolie Ukrainienne veuve du chauffeur de taxi. Certes, l’auteur parvient, en adoptant les rhétoriques du moment décrit, à transmettre aux lecteurs l’atmosphère de ces époques, les manières de vivre, et il met en scène un personnage agaçant, aux propos racistes et sexistes, souvent grossier avec ses femmes. Il finit d’ailleurs par se prendre une gifle ! Mais les intentions de l’auteur de ce récit laissent sceptique quand la Russie bombarde Kyiv. Jean-Yves Potel 

Peter Beinart | Being Jewish After the Destruction of Gaza: A Reckoning. Alfred A. Knopf, 172 p., 18 €

Cet essai du rédacteur en chef du trimestriel américain Jewish Currents vise à contrer, exemples à l’appui, le thème favori de la « Hasbara » (propagande) israélienne selon laquelle les Juifs sont les victimes éternelles de l’Histoire. Pétri de culture religieuse et juif pratiquant libéral, Beinart détruit ce narratif en puisant dans la Bible et montre comment il aveugle, interdit la compréhension de la souffrance palestinienne et, partant, la recherche d’une paix juste. De la destruction du Second Temple à l’expulsion des Juifs d’Espagne jusqu’à l’Holocauste, les Juifs se voient comme des victimes. Il leur faut maintenant, dit Beinart en préambule, franchir une autre étape historique, celle d‘un pays juif qui répand à son tour l’horreur. Raison pour laquelle il n’a pas intitulé son livre « Être juif après le 7 octobre », mais bien Être juif après la destruction de Gaza.

Commençons par le livre d’Esther. D’Esther on ne célèbre, ainsi à Pourim, que sa supplique au roi de Perse, Assuérus, qui eut pour résultat d’empêcher l’extermination des Juifs fomentée par « l’impie Haman ». En général, le récit s’arrête là, omettant de dire qu’en retour Haman fut pendu et que ce sont les Juifs qui exterminèrent leurs ennemis. « Le 13e jour du mois d’Adar, les Juifs tuèrent 75 000 personnes. Le 14e jour, ils firent un grand banquet. » À peine le sang avait-il séché, poursuit Beinart, qu’ils firent la fête. Autre exemple à l’appui, on passe généralement outre à la violence avec laquelle s’opéra la conquête de Canaan selon le livre de Josué. À nouveau, si on ne s’arrête pas sur l’invasion de Canaan, c’est parce qu’elle contredit le récit victimaire. La conquête de terres est rarement pacifique… Il en est de même de ce qu’on retient d’autres fêtes juives. On saute la fin. À tel point qu’il existe une blague, juive bien sûr, qui consiste à dire : « ils ont voulu nous tuer, on a survécu, passons à table ».

Les Juifs seraient les victimes vertueuses qui survivent aux pires malheurs. Bien sûr, la Bible est un document religieux, pas un livre d’histoire, mais c’est pourtant en se basant sur elle qu’un territoire est revendiqué et la raison pour laquelle on refuserait de voir dans l’État d’Israël un État colonial, c’est qu’on y était bien avant ceux qui le combattent depuis sa création ! Dans son livre A Place Among the Nations (1993), Benjamin Netanyahu n’avait-il pas écrit que si c’était Rome qui avait contribué au déclin de la présence juive en Palestine, le « coup final » avait été donné 600 ans plus tard (sic !) par un flux constant de colons (re-sic !) qui avait achevé ce que les Romains n’avaient pu terminer : le déracinement des agriculteurs juifs de leur sol. On aura compris qu’en renversant la situation, les Palestiniens sont les agresseurs et les Juifs israéliens, leurs victimes. Telle est la réécriture dominante de l’histoire d’Israël et la raison pour laquelle on évite de rappeler que Theodor Herzl avait vanté à Cecil Rhodes, ancien Premier ministre de la colonie du Cap, le caractère colonial du sionisme afin qu’il le soutienne, que le révisionniste d’extrême droite Vladimir Jabotinsky (1880-1940) désignait les Palestiniens comme des « natifs », les comparant aux Sioux, tandis qu’il voyait dans les sionistes des « colonisateurs ». Désormais, on va encore plus loin, la réécriture de l’histoire ne connaissant pas de bornes dès lors qu’elle s’émancipe de sources documentées et qu’elle répond à une nécessité appelée « raison d’État ». Non seulement on ne dit plus que les sionistes ressembleraient aux pèlerins débarqués à Plymouth sur la côte Est en 1620, apportant la civilisation aux Indiens, mais, en 2019, l’ancien ambassadeur d’Israël aux États-Unis, Michael Oren, comparait à l’inverse les Juifs israéliens aux Sioux, Israël étant en danger permanent.

Ce sont des voyages dans les territoires occupés et la guerre que poursuit l’État hébreu à Gaza qui ont progressivement contribué au délitement du soutien de Peter Beinart à Israël. Refusant de comparer le 7-Octobre aux pogromes de l’Europe de l’Est dès lors que les Juifs en Israël ne sont plus une minorité vulnérable, il fait en revanche le parallèle avec le meurtre, la torture, le viol de milliers d’Européens en 1804 dans Haïti nouvellement indépendant. Et de rappeler à ce sujet les propos d’un autre Juif pratiquant libéral, l’intellectuel israélien Yeshayahou Leibowitz (1903-1994), grande figure de l’opposition en Israël, selon lesquels, en ces temps de décolonisation, un régime colonial donne forcément naissance au terrorisme.

Controversé autant qu’apprécié aux États-Unis et en Grande-Bretagne, le livre de Pater Beinart n’a pas trouvé d’écho dans l’espace médiatique français. Sonia Combe

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Alain Breton | En attendant qu’ait parlé le Grand Cerf. Préface d’Odile Cohen-Abbas. Les Hommes sans Épaules, 96 p., 20 €

Avec Alain Breton – qui a reçu le prix Mallarmé en 2024 pour son livre Je ne rendrai pas le feu –, la poésie retrouve son pouvoir d’enchantement. Sa puissance évocatrice est dans le pacte intime qu’il noue entre les mots et la nature, rendue à sa pureté originelle. On est là, comme le « Grand Cerf » mythique du titre semble l’indiquer, dans une sorte de pratique chamanique de l’écriture qui révèle, derrière les apparences, un monde sacralisé et harmonieux où les animaux parlent, où les arbres sont des complices bienveillants, où le ruisseau est un ami, où l’herbe est accueillante. Ce qu’il évoque, dans sa méditation active, relève d’une sorte de mystique immanente du lieu où il vit, avec ses murets, sa rivière, ses talus, son chat, les arbres, la neige parfois, la pluie, le vent, le jour, la nuit, autant d’entités vivantes – rien d’abstrait – qui l’accompagnent dans sa quête. Son illumination, qui n’est pas sans rappeler celle décrite par Rimbaud dans « Aube », éclaire sans chercher à la résoudre l’énigme d’être au monde : le mystère doit demeurer mystère, mais se donne à saisir charnellement derrière le sens par une sensibilité constamment aux aguets. Il se dégage de ces poèmes, qui sont de véritables hymnes à la nature, une intense volupté qui irradie et tend à devenir cosmique, d’autant plus qu’on y sent la présence de la femme aimée, du moins son souvenir et l’espoir de son retour.

Un extrait sera le mieux à même de rendre l’esprit de ce livre, par ailleurs superbement illustré par les peintures de l’auteur : « Notre aurore s’effaçait dans les fleurs errantes. Nous avions souri au monde facile : les sources se donnaient à nos regards, des criquets accordaient des audiences ; les herbes recevaient. Même l’araignée fit un pacte avec la fougère. / Juste dire merci lorsque merci est une offrande. » Il y a comme ça des livres qui ont encore à voir avec la merveille.  Alain Roussel

Angela Davis, Silvia Federici et Patricia Hill Collins | L’effondrement de la démocratie ? Essais de résistance. Trad. de l’anglais par Virgile Dall’Armellina. Divergences, 124 p, 13 €

En octobre 2019, s’est tenu à São Paulo un séminaire international, « Democracia em colapso ? ». Jair Bolsonaro était au pouvoir au Brésil, et Donald Trump avait été élu président des États-Unis trois ans auparavant. La démocratie était en péril mortel. Comment redéfinir la démocratie pour qu’elle résiste à cette menace ? Trois féministes de renom avaient été appelées à répondre à cette question. Elles ont en commun de prendre en compte dans leurs analyses, outre le genre, la race et la classe, Angela Davis et Patricia Hill Collins étant des figures majeures du féminisme noir. Ce sont les textes de leurs conférences et des discussions auxquelles celles-ci ont donné lieu qui sont réunis dans ce petit volume.

Les conférencières et leurs discutantes interrogent la question même qui leur est posée. Où trouver cette démocratie dont on dit qu’elle s’effondre ? Dans l’histoire du capitalisme moderne, système « né de la conquête, de la colonisation, de l’esclavage, de la chasse aux sorcières », rien de semblable à ce qu’on désigne sous le nom de démocratie n’a existé, affirme Silvia Federici. « Ceux d’entre nous qui vivent dans certains territoires, qui sont d’une certaine couleur, savent que cette démocratie n’a jamais existé », dit la curatrice Raquel Barreto. Au Brésil, il n’y a d’égalité ni pour la population noire ni pour les peuples indigènes. Aux États-Unis, pour la plupart des femmes noires qui aspirent à un peu de justice sociale, mais aussi pour les membres d’autres groupes dominés, en particulier les transgenres, « démocratie et inégalité sont inextricablement mêlées », analyse Patricia Hill Collins. Reste une politique de l’espoir, au centre, selon elle, de la pensée féministe noire. « Comment pourrait-on survivre à la captivité sans l’espoir d’en être un jour libéré-e ? » Car l’absence de démocratie est servitude.

Il faut donc se battre, non pour la démocratie capitaliste du passé, non pour la démocratie libérale dont « l’emprisonnement était et est toujours la négation constitutive », mais pour la démocratie du futur, écrit Angela Davis. Elle rappelle que la liberté est un combat permanent, que les avancées sociales de certaines femmes servent à renforcer les mêmes structures qui promeuvent la suprématie blanche, par exemple aux États-Unis où des femmes occupent des postes de premier plan dans le complexe militaro-industriel ou dans la Défense nationale. Nous avons besoin, conclut-elle, d’une transformation radicale. Nous devons mettre fin au racisme, aux violences de genre, à l’hétéropatriarcat et aux atteintes à l’environnement. Seul ce « féminisme englobant » donne sens au projet démocratique. Sonia Dayan-Herzbrun

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Une chronique coordonnée par Jean-Yves Potel