Un grand rêve bourgeois

1932. Dans son appartement de l’East end à Londres, Ilia Brodsky met fin à ses jours. Une forme de désespoir l’a envahi, qui n’a pas de lien étroit avec la nuit dans laquelle va s’enfoncer l’Europe continentale. Ce qu’on lit dans Herzl, une histoire européenne, c’est ce qu’il raconte d’outre-tombe, l’histoire d’un rêve impossible.


Camille de Toledo & Alexander Pavlenko, Herzl, une histoire européenne. Denoël Graphic, 352 pages 25,90 €


Ilia Brodsky est un personnage de fiction. Celui dont l’existence le fascine, et qu’il évoque dans ces pages, a en revanche vécu et il a fondé un courant important, à dimension messianique, le sionisme. Le terme a aujourd’hui une telle signification qu’on oublie ce qu’il a signifié pour celui qui l’a, sinon inventé, du moins incarné : Theodor Herzl. Le roman est signé de Camille de Toledo, romancier et essayiste, auteur, notamment de Le hêtre et le bouleau, et d’Alexander Pavlenko, illustrateur né en Russie ayant quitté son pays en 1992 pour les mêmes raisons qu’Ilia. Il conjugue étroitement texte et image pour raconter les vies parallèles des deux hommes.

Le cadre est l’Europe, à la fin du XIXe siècle. Ilia nait dans un shtetl près de Gomel, au cœur de la Russie. A l’époque, les Juifs n’ont pas le droit de sortir de la zone de résidence. Elle couvre un territoire assez vaste. Comme l’écrit Ilia, on a le choix entre l’austère Vilna, la Jérusalem du Nord, et Odessa, repaire de bandits et de trafiquants. Il est difficile de s’extirper de cette zone, sinon en fuyant les pogroms. Ce que font Ilia, qui ne prononce jamais un mot, et dont le mutisme est compensé par le goût et le besoin d’écrire, et sa sœur Olga. Avant de quitter les ruines fumantes de la maison, elle lui donne une boite à thé remplie de souvenirs, un mystérieux trésor. Les deux enfants se rendront successivement à Brody, Vienne puis Londres et New York. Ce parcours n’a rien d’anodin. Brody, en Galicie, est la ville natale de Joseph Roth, l’un des fantômes qui hantent ce roman ; Vienne, et Léopoldstadt en particulier est le cœur d’un empire fécond, divers, contradictoire. On croise Freud et Schnitzler (plutôt dans les beaux quartiers) ; le maire se nomme Lueger et il est antisémite. Quant à Londres, le quartier de Whitechapel, il a sous le crayon de Pavlenko, des airs de paysage à la Dickens. La pluie qui ne cesse de tomber dans l’épilogue dit bien que le mauvais temps ne cessera plus. Mais pour le jeune Ilia, la ville anglaise est un havre pacifique, loin de l’Europe qui sombrera bientôt.

Camille de Toledo & Alexander Pavlenko, Herzl, une histoire européenne

© Denoël Graphic

Cette Europe-là est également celle de Herzl. Il est né à Budapest mais l’essentiel de sa vie, il l’a passé à Vienne. Il appartient à une famille bourgeoise qui peut abriter un dilettantisme qui ne le quittera que tardivement. D’abord, il veut être écrivain, et surtout dramaturge. Il n’obtient aucun succès à la scène. Lors de ses voyages à Paris, il se rend à l’opéra, écoute Tannhaüser et rêve sur la musique de Wagner. Il s’ennuie, sombre dans des moments de mélancolie, ne sait ce qu’il fait sur terre. La dégradation du capitaine Dreyfus, à laquelle il assiste en tant que journaliste éveille sa vocation et détermine son engagement. Dès lors, il ne renoncera jamais à lutter pour sa cause : un foyer juif en Palestine, une terre pour ce peuple martyrisé, et sans terre pour vivre.

De 1882 à 1932, chaque chapitre donne à voir les deux héros, l’un racontant comme narrateur ce que l’autre a vécu et fait. Herzl, une histoire européenne est également une enquête sur cet homme politique qui fascine et intrigue Ilia, lui qui a fait le choix de ne pas avoir ou désirer de territoire. Plus exactement, à la « névrose » ou à « la fatalité de la terre », il a préféré l’ancrage dans une langue, le yiddish, et l’engagement dans un combat pour l’utopie anarchiste. Chacun a interprété le monde à sa façon. Pour Herzl, et la vie à Vienne ou Paris en est la preuve, plus l’assimilation des Juifs progresse, plus le rejet devient violent. Ilia s’interroge sur ce désir d’État, qu’il sent à travers l’Europe en ruine après la Première Guerre mondiale : « que pouvait-il y avoir de désirable dans cette aspiration des peuples à la puissance ? » note-t-il. Lui se sent, par le yiddish, langue qualifiée avec mépris de « jargon » par Herzl, un « passe-frontières », un « sans-pays ». Et il tient à le rester.

Le roman raconte la naissance du mouvement sioniste en insistant sur le rôle important que joue Max Nordau auprès de Herzl. Nordau a écrit Dégénérescence, essai dans lequel il fustige le pessimisme de ses contemporains, la décadence à l’œuvre. On devine qui il vise. Le roman de Toledo et Pavlenko relate aussi la préhistoire du mouvement sioniste. Des philanthropes comme Maurice de Hirsch ou Charles Netter ont contribué à l’établissement de colonies juives, notamment dans la pampa argentine vers 1880, ou dans la Palestine sous domination ottomane. Ils ne voulaient pas d’un État. Juste un refuge. Herzl lutte pour que s’établisse l’ « Altneuland » dont il a rêvé en écrivant le roman futuriste qui porte ce titre. Au début, il était questions que cela se fasse en Ouganda. Puis l’admirateur de Ferdinand de Lesseps qu’il était a songé à la péninsule du Sinaï, reliée au monde par le canal de Suez. Il avait senti et compris que cette construction révolutionnaire changeait toutes nos conceptions de l’espace et du mouvement.

Camille de Toledo & Alexander Pavlenko, Herzl, une histoire européenne

© Denoël Graphic

Un jour, la Tel Aviv naissante est devenue « une promesse ». Le sionisme est un grand rêve bourgeois. On voit des villes modernes sur le modèle des capitales européennes. Des moyens de transport à la Jules Verne traversent le ciel. Il semble que le territoire soit désert, ou peuplé de bédouins sans attaches. Jérusalem est « un piège ». Les années 1920 et 1930 avec leur lot de pogroms ici et là, à Hébron en particulier, leurs conflits violents, rappelleront comment cette terre si pauvre est conquise.

Herzl, une histoire européenne, est bien une histoire. L’invention d’un personnage aussi riche et complexe qu’Ilia Brodsky, dont le nom de famille lui-même ne doit pas grand chose au hasard, permet de comprendre ce qui se cache sous le rêve. En l’occurrence un cauchemar, ou une épreuve douloureuse. Herzl a perdu sa sœur ainée, morte à Budapest quand il était encore enfant. Ilia a perdu sa sœur qui vivait à New York. Si celui-là a pu supporter cette absence, il semble que le penseur du sionisme n’en ait pas été capable. Toute l’énergie mise dans la construction du mouvement, tous les voyages effectués, le sacrifice de la vie de famille n’effacent pas le chagrin : « Ses parents, surtout sa mère, le projetèrent vers l’avant, vers Vienne et sa grande vie, ne lui laissant pas d’autre choix que de placer le souvenir dans l’avenir. Et qu’est-ce que le sionisme si ce n’est justement ça, une nostalgie transformée en avenir ? » L’épuisement l’emportera, les conflits à l’intérieur du mouvement mineront son fondateur. La suite, on la connaît. Parfois mal, souvent de façon polémique ou remplie d’émotions quand la politique devrait l’emporter. Le mérite de ce beau roman est de raconter les rêves, même s’ils ont disparu dans les flammes de l’Europe, ou l’aveuglement des petits humains au Moyen-Orient.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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