« Je traque sur Internet une femme qui couche avec le même homme que moi. » La première phrase du premier roman de Sheena Patel sent sa romance piquante, de celles qui squattent le haut des affiches, des librairies à Netflix. On le sent venir, le récit à la première personne ultra-connecté à notre réel, avec son héroïne féministe-mais-pas-trop, ses histoires de cul scandaleuses-mais-pas-trop, ses bons mots et ses paragraphes instagrammables. Pourtant, Je suis fan, ce n’est pas ça.
Réalisatrice et écrivaine britannique, Sheena Patel emprunte les codes du roman croustillant pour les pulvériser, sans renoncer pour autant au plaisir, armant la jouissance qu’il procure traditionnellement contre les hommes mous et la création phallocentrée. Soit une trentenaire londonienne – qui probablement ressemble beaucoup à l’autrice, d’origine kényane et indienne. Avatar 2025 de Bridget Jones, elle est affublée d’un boulot ennuyeux, d’un homme lambda, d’un appartement exigu et d’une maladresse pathologique. Elle souffre également d’une obsession qui se révèle à tiroirs. Le premier objet consiste en un homme célèbre et marié, rencontré quelques années auparavant, qui l’appelle quand bon lui semble (rarement) et lui refuse le sexe (toujours).
Le deuxième, beaucoup plus intéressant, est l’une des autres maîtresses de cet homme décidément formidable, une influenceuse de type Modes&travaux qui poste régulièrement conseils et photographies sur les réseaux sociaux. Le roman fouille sans hésiter les méandres charnels d’une boucle fantasmatique à la fois dramatique et grotesque, dans lesquels la narratrice décrit les étapes d’une servitude volontaire radicale : faire des kilomètres dans la ville, s’inventer une identité fausse pour visiter le showroom de sa rivale et y effleurer vases, textiles et légumes coûtant des centaines de livres chacun, passer des heures dans un parc à écouter son amant et guetter une érection dont elle ne profitera pas. Mais surtout – et presque exclusivement en réalité – faire défiler images et commentaires sur Instagram, déduire de leur régularité ou de leur absence les emplois du temps de leurs usagers et guetter l’énergie ou le désespoir sur des photographies qui sont évidemment des mises en scène. Je suis fan retrousse la comédie romantique, en dévoile les dessous sales : toute une existence parallèle fantasmatique qui se dépose dans les creux de la vraie vie, faite de sexe décevant, de colères violentes contre un pauvre amoureux qui n’a rien demandé, dans un appartement moche décoré chez IKEA, et devant des repas industriels et insipides.

Au premier niveau, Je suis fan fonctionne comme un bon roman de société, avec son esprit mordant et cette manière de mettre les pieds dans le plat ultra-contemporain : cette société urbaine et bourgeoise qui se regarde – intellectuels précaires contre artistes à la mode, dont chacun cherche l’authenticité même si elle doit passer par les moyens les plus artificiels. Sheena Patel moque autant les uns que les autres, dans une satire qui attaque tout le monde, hommes semi déconstruits, bonnes âmes blanches pseudo-progressistes qui font de l’appropriation culturelle sans s’en rendre compte, observateurs lâches, cyniques et fascinés de la grande farce capitaliste. L’écriture de Sheena Patel atteint dans l’exercice des sommets de « cringe », cet esprit humoristique cruel qui bouscule le lecteur et détruit la langue et les valeurs d’une bourgeoisie sûre d’elle, dont la narratrice aussi fait partie.
Mais c’est surtout dans la posture de la narratrice que Je suis fan renouvelle quelque chose du récit amoureux, en articulant son échec à la possibilité même d’écrire. L’anti-héroïne écrit parce que l’homme avec qui elle veut être ne veut pas d’elle, et elle écrit parce que la femme qui couche avec le même homme qu’elle est si parfaite. L’écriture de Sheena Patel, traduite avec soin par une Marie Darrieussecq concernée dont on imagine combien elle a dû prendre plaisir à l’exercice, file sous les yeux, aligne références et sensations, retourne la boulimie morbide de la fille nulle en appétit vorace.
Le roman de Sheena Patel fonctionne comme un « revenge book », au sens où l’on parle de « revenge moovie », qui assume avec une virulence rare un sentiment traditionnellement peu féminin : la colère. La jalousie de l’héroïne est un fuel autant qu’un fiel, c’est une colère physique, humide, mêlée de désir, une fureur très sexuelle qui donne à l’écriture sa force et au récit une forme entièrement tendue, une forme phallique. Sheena Patel érige un roman là où celui qui n’est même plus son amant n’érige rien, et c’est elle qui gagne par la force même du geste d’écriture. Ça jouit là, dans cette énergie destructrice qui, paradoxalement, est celle qui la rend écrivaine.
Lucile Commeaux est critique, productrice du « Regard culturel » chaque matin sur France Culture.