Famille, tu me hais !

Quatre ans après La familia grande, qui décrivait et dénonçait la superstructure familiale où s’était produit l’inceste sur son frère jumeau, Camille Kouchner propose avec Immortels un roman.

Camille Kouchner | Immortels. Seuil, 222 p., 20 €

On pourrait s’interroger, comme l’a fait L’Express, sur la qualité de cet ouvrage et, depuis une position de surplomb, observer comment Camille Kouchner se sort de l’écueil du second livre, de la pression exercée sur une autrice qui a rencontré le succès. Ce serait non seulement méconnaître les enjeux de son travail, mais reproduire un système de discours critique qui ne fait que répéter ad nauseam l’idéologie du grand auteur, de la littérature avec un L majuscule, bref, renforcer ce qui dans la culture ne fait que séparer, exclure, répéter une hiérarchie.

Chez Camille Kouchner, il ne s’agit pas d’écrire depuis la hauteur d’un phare, mais au contraire d’aborder une fiction dans laquelle les cartes sont étalées, les systèmes de domination traqués et l’aventure de l’identité (qui est une aventure de l’identification, de la répétition, du mimétisme) réinterrogée en essayant de produire le moins possible d’effets littéraires qui pourraient contredire cette politique du texte en induisant des effets de supériorité, de clins d’œil à une culture dont certains sont démunis, de reproduire en quelque sorte l’entre-soi de la familia grande. Ajoutons que passer d’un écrit personnel à la fiction permet une respiration, autorise une liberté de mouvement. Si l’on retrouve ici des figures aisément reconnaissables, notamment celle de la mère de Camille Kouchner, Évelyne Pisier, c’est aussi pour l’autrice la possibilité de donner un espace d’expression à des histoires qui ne lui sont pas propres mais dont elle a jugé, ayant reçu énormément de courrier après la parution de La familia grande, qu’elle leur devait un accueil. Pas décisif hors de la tribu, ce roman pulvérise l’entre-soi, s’ouvre à l’altérité et interroge la difficile liberté d’être soi-même.

La liberté est un des thèmes favoris de Camille Kouchner. C’est à partir du paradoxe d’un discours libertaire, féministe, aux accents révolutionnaires, à la fois typique d’une certaine époque et appartenant en propre à sa mère, que Camille Kouchner déploie le talent qui est le sien pour neutraliser l’effet mortifère d’une liberté en quelque sorte assignée, imposée, qui fait, pour les enfants, office de joug. Les paroles maternelles sont axées sur la domination de classe, la nécessité de se libérer des assignations sociales, oubliant dans la bataille de la lutte des classes de prendre en considération la fragilité propre à l’enfance. « Toute mon enfance, ma mère aura cru plus important de dénoncer le népotisme dans lequel elle me projetait que de me prévenir du sexisme que j’aurais à affronter. » Obsédée par les dangers de l’embourgeoisement qu’elle estime subir, cette mère n’a pas vu le devenir-femme de sa fille. Ce n’est pas faute d’avoir lu Simone de Beauvoir, mais pour avoir estimé que la question féministe était définitivement réglée.

Camille Kouchner Immortels
Camille Kouchner (2025) © Jean-Luc Bertini

Cette question du féminin est abordée par Camille Kouchner à travers le prisme de l’enfance. La narratrice, simplement nommé K., atteinte d’un cancer, apprend la mort de son ami d’enfance, Ben. Un chagrin, une culpabilité aussi, s’abat sur elle qui l’oblige à un retour sur soi, sur cette enfance partagée avec Ben, sur leur complicité (dont on saisit qu’elle n’est pas sans rapport avec la gémellité vécue par l’autrice, mais que la fiction rend saisissable en la métamorphosant en amitié d’enfance, ce qu’elle est aussi). Ben et K., « nous nous maintenions comme un seul et même être. Ovni de l’identité sexuelle […] Nous n’avions qu’un corps, une même existence. La main de Ben était la mienne. Mon pied était le sien ». K. grandit comme un garçon : « Ben était la seule fille que je voulais être. J’étais le seul garçon dont il aimait l’incarnation. » Mais la qualité hermaphrodite de cette amitié se heurte à la réalité. Ainsi, à dix ans, K. subit la violence d’une séance chez le gynécologue : « Détends-toi. On ne va quand même pas y passer la journée ! La baby-sitter, à côté de moi, me tient pour que je ne bouge pas; elle aussi se fait engueuler : Tenez-la, m’enfin ! Tenez-la ! Il va falloir recommencer. » Une fois rentrée, il s’avère que l’examen gynécologique a déclenché un saignement. Sa mère se demande si elle a pu être déflorée, pour s’exclamer finalement : « bon ben comme ça, ce s’ra fait ».

Sans raconter en détail tous les épisodes de ce roman, il s’avère que devenir une femme, c’est sans aucun doute affronter sa mère : « Longtemps, je l’ai pensé : je suis une femme, et c’est pour ça que ma mère me hait. » Le père ne favorise pas non plus l’épanouissement de l’enfant. Il vient, lorsque K prend un bain, pisser en exhibant son appareil, tirant la chasse et jouant à terminer sa miction avant la fin de l’écoulement de l’eau. « Quand il venait me parler, mon père, dans mon bain, déversait son urine et sa vanité. Satisfait de m’expliquer le monde, mon père m’enseignait la violence qui naît de l’intimité. »

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Ce qui est bouleversant, c’est moins l’indifférence d’une mère qui raconte sa vie sexuelle (« J’adorais que ma mère fasse de moi sa confidente. Je me sentais grandie, choisie, intelligente. J’existais ») ou celle d’un père prétentieux que le fait que, malgré tout, l’enfance persiste dans ses besoins d’identification. « À la piscine, notre premier réflexe avait été d’imiter mon père. Enfoncés dans des bouées de polystyrène aux larges rebords, Ben et moi nous coulions dans une vie d’ordre donnés, de directives imposées. Assis droits comme des i, jambes pédalant dans l’eau, nous faisions semblant de lire ou d‘écrire, le tout en gueulant sur une personne imaginaire. L’un répondant au téléphone, l’autre dictant des notes. L’un tapant à la machine, l’autre exigeant un café. Absorbés par nos scénarios d’autorité, nous faisions des tours de petit bassin, côte à côte, sous le regard du maître-nageur interloqué. La domination comme illusion de survie en milieu hostile. Le despotisme comme système de flottaison. »

Plus tard, la petite fille devient une jeune fille et prend pour une fatalité un système de prédation masculine contre lequel sa mère ne l’aura pas mise en garde. Le roman de Camille Kouchner accueille l’enfant qu’elle a été, que nous avons été, en décrivant habilement les effets de domination, de perversité, qui souvent ont lieu dans les rapports de parenté, expérimentés avec douleur dans l’espace contraint de la famille réelle et qui se trouvent, ici, dans l’espace libre de la fiction, explorés avec une grande sensibilité.