Cet ouvrage est une performance, au sens artistique du terme. Par sa méthode, ses sources, l’étendue du réseau familial élargi appréhendé sur cinq générations, il intrigue par sa singularité car il ne ressemble à aucun autre livre d’histoire, si ce n’est peut-être, par certains aspects, au Monde retrouvé de Louis-François Pinagot d’Alain Corbin (Flammarion, 1998).
Qu’on en juge, ne serait-ce que par cette seule citation : « Depuis le printemps 2012, j’ai passé 795 jours dans l’espace virtuel… et j’ai pris 1 348 pages de notes manuscrites », souligne Emma Rothschild. Toutefois, l’autrice se réclame de la micro-histoire et de l’histoire par le bas, avec une focale portée sur les invisibles et les sans-grades, dans le sillage de Carlo Ginzburg et de Carlo Ponti, en leur conférant, toutefois, un tour particulier.
Tout commence à Angoulême, en 1764, avec les 83 signatures du contrat de mariage entre Étienne Allemand et Françoise Ferrand, fille de Marie Aymard, la matriarche d’une longue lignée qui s’étend jusqu’aux environs de 1906, lors du décès de son arrière-arrière-petite-fille. Après avoir établi les identités et les métiers des 83 signataires, Emma Rothschild élargit l’inventaire en procédant par contiguïté, de proche en proche, répertoriant ainsi dans les registres paroissiaux 4 089 personnes pour la seule année 1764. En reconstituant les différents réseaux sociaux, l’autrice brosse l’effervescence de la vie à Angoulême, dont le socle économique reposait sur l’artisanat, le commerce, incluant « une certaine quantité de nègres », de marchands de toutes sortes, de commis et de fonctionnaires, dont quelques portraits de « petites gens » donnent la mesure. Angoulême semble alors un monde immobile alors que la ville connaît des temps agités, avec « l’affaire des usuriers » opposant les « capitalistes » aux « cabalistes », l’expulsion des jésuites, puis la prolifération des inimitiés entre ordres religieux, sans compter les nombreux différends à propos des ventes ou des héritages dans les colonies, la crise de l’usure et du crédit et les malversations concernant les impôts. Temps agités, certes, mais relativement calmes pendant la révolution de 1789.
Outre l’abandon des registres paroissiaux pour les registres d’état civil, les cahiers de doléances réclament en priorité la suppression de seize impôts et des officiers subalternes. À la faveur des ventes de biens et de terres de l’Église, Angoulême connaît une frénésie de transactions foncières entrainant des mutations en matière de propriété et d’ordre architectural, un engouement pour l’armée, et une participation de trois députés habitant Angoulême parmi les dix-neuf représentant la Charente. Quelques figures remarquables émergent : Louis Félix, baptisé à Saint-Domingue, devient commissaire du directoire exécutif ; Léonard Robin, qui, après des études secondaires au collège des Jésuites à Angoulême, devient avocat à Paris, militant pour le droit des juifs, et auteur de la loi de 1792 sur le divorce et les enfants naturels ; Madeleine Vitriol, Marie-Madeleine et Félicité Mélanie, toutes trois résolument royalistes, qui furent guillotinées en 1794.

Pendant et après la révolution de 1789, les Allemand et les Ferrand et leurs nombreuses progénitures vivent une vie que l’on dit sans histoire. Cette vie paisible masque cependant des mutations dans les mœurs et dans l’économie, amorçant le passage vers un monde bourgeois que l’autrice saisit à travers une série de positions occupées par les enfants et petits-enfants de Marie Aymard. L’un part à Saint-Domingue, un autre devient prêtre assermenté, un troisième, architecte, part en Italie, exemples d’une mobilité spatiale et sociale qui quadrille le réseau de la famille élargie. De même, d’endogames les mariages se font plus exogames avec des conjoints venant de la Sarthe, de Bayonne ou des colonies, et les métiers et professions se diversifient en privilégiant des postes dans l’économie ecclésiale, coloniale et la fiscalité. Le réseau entre résolument dans la modernité, en étoffant un secteur économique dit non productif. À ce sujet, Emma Rothschild s’élève avec vigueur contre la conception de François Simiand qui réserve l’économie à la production et à la consommation de biens matériels, en lui opposant le caractère économique des nouvelles activités de service dont s’emparent plusieurs membres du réseau. Le secteur bancaire et le crédit, l’administration des recettes, l’armée et l’Église sont investis, formant ainsi des dynasties de fonctionnaires.
Ce n’est pas le moindre mérite de ce livre que de rappeler que, plus inconnues encore que les invisibles de la famille élargie, sont les femmes appartenant au réseau. Lavandières, blanchisseuses, brodeuses, journalières, cuisinières ou lingères, on trouve surtout leurs traces au titre d’épouses et d’héritières, formant une lignée de mères et une lignée de sœurs. Quelques-unes sortent de l’anonymat, telle Stéphanie Ferrand qui tient une échoppe devenue cabaret littéraire rue Bréda à Paris, quand sa cousine Françoise Ferrand a vécu à quelques encablures rue Myrrha dans le plus grand dénuement. Les cinq sœurs Lavigerie, célibataires sans enfants et propriétaires d’une vaste maison sur les remparts du Midi à Angoulême héritée de leur père, deviennent, elles, l’un des piliers économiques et le centre de la sociabilité du réseau familial élargi. Elles agrandissent leur domaine en achetant à crédit une maison qu’elles transforment en pension, la pension de Rempart du Midi, où logeaient trente-six élèves. Cette pension a exercé un attrait sur plusieurs membres du réseau qui reviennent à Angoulême pour acheter des maisons voisines de la pension, formant ainsi une sorte d’îlot d’habitats rapprochés.
Si les sœurs Lavigerie ont constitué l’un des socles les plus robustes et durables du réseau, Charles Martial Allemand Lavigerie, le premier petit-fils du premier petit-fils de Marie Aymard, fut, lui, d’une stature internationale. Il étudie à l’École des Carmes à Paris, est ordonné prêtre en 1849. Titulaire de deux doctorats en histoire, il est nommé à la chaire d’histoire ecclésiastique à la Sorbonne en 1854, puis s’oriente vers la philanthropie internationale par l’intermédiaire de l’Œuvre des Écoles d’Orient. Voyageant dans de nombreux pays du Proche et Moyen-Orient, il revient en France où il est promu évêque de Nancy en 1863, puis évêque d’Alger en 1866. Il organise des collectes contre les famines, ouvre des orphelinats et fonde la Société des missionnaires d’Afrique, plus connue sous l’appellation de Société des Pères Blancs, chargés de développer l’agriculture dans l’Afrique subsaharienne. Défenseur de l’abolition de l’esclavage, infatigable inventeur de réseaux d’information et adepte des nouvelles technologies de l’information, Charles Martial est devenu un entrepreneur humanitaire, une célébrité mondiale qui, néanmoins, n’oubliait jamais Angoulême. Il entretenait une correspondance avec sa sœur Louise, et lui rendait visite lors de ses retours en France. Ainsi, parmi les descendants de Marie Aymard, seul Charles Martial se détache puissamment d’une cohorte aux fortunes diverses qui serait restée dans l’ombre des archives si une historienne passionnée de petites histoires ne les avait pas exhumées pour les réinsérer dans l’histoire locale, nationale et internationale.
Reste que la lecture de cet ouvrage n’est pas aisée, non en raison du style de la narration, mais en raison de l’accumulation d’individus qui de génération en génération portent le même prénom et dont on perd l’ordre et le rang dans la généalogie, que l’économie du livre scindé en onze chapitres facilite néanmoins. En outre, l’appareil de notes est si abondant qu’il devient illusoire de tenter de l’intégrer à la lecture, alors que l’arbre généalogique de la famille Aymard et la liste des enfants et petits-enfants sont d’un grand recours pour se repérer dans le dédale de ce réseau familial élargi. Cet ouvrage est un modèle pour dépasser l’engouement atone des généalogies sur le papier, en y substituant des petites histoires vivantes, où percent les sociabilités, les disputes et les façons de faire famille de proche en proche.